Ces pipes ne sont pas des pipes

Les pipes sont des biceps

Le hasard fait que l’Oreille tendue s’est occupée de pipes plus souvent que d’habitude au cours des derniers jours, les pipes que l’on tire et celles que l’on conte, sans compter celles que l’on remplit. Ce n’est pas tout.

Soit les deux phrases suivantes :

«À droite, les pipes croisés, une jambe appuyée sur une chaise vacante, un muscle fait homme […]» (la Surface de jeu, p. 221).

«Vous, quand on vous donne du kit, vous le détruisez pour montrer que vous avez de gros pipes ?» (Esprit de corps, p. 89)

Ces pipes-là demandent peut-être explication.

Le mot est masculin («pipes croisés», «gros pipes»). Son acceptabilité linguistique pourrait poser problème, d’où l’italique dans la deuxième citation.

Ajoutons encore qu’il ne se prononce pas pipe, mais quelque chose comme païpe.

En effet, le mot vient de l’anglais et désigne les (gros) bras.

À votre service.

 

Références

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Vaillancourt, Jean-François, Esprit de corps. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 149, 2020, 302 p.

Le siège de la connaissance

Michel Tremblay, Conversations avec un enfant curieux, 2016, couverture

Avec quoi pense-t-on au Québec ? Avec sa bolle (sa tête). C’était avec elle que travaillaient, à l’Université de Montréal, les participants du jeu-questionnaire Bols & bolles.

Qui se sert de sa bolle est, bien sûr, une bolle.

Qui s’en sert beaucoup risque de se le faire reprocher : «Coudonc, t’es-tu bollée ?» (Ouvrir son cœur, p. 183) Une bollée, dans ce contexte, aurait aussi été acceptable, bollé(e) pouvant être une épithète ou un substantif.

Sur la bolle se trouvent aussi les cheveux (courts) : «Pis chus tanné d’avoir un rase-bol tous les étés» (Conversations avec un enfant curieux, p. 59).

Il est d’autres bol(le)s au Québec, mais ce sera pour un autre jour.

P.-S.—On voit aussi une bol et une bole, comme le montrent les exemples du Trésor des expressions québécoises (p. 47).

P.-P.-S.—On ne confondra pas le verbe de la connaissance et le siège de la connaissance.

 

[Complément du 3 avril 2024]

On voit aussi bolé : «Le jeune bolé qui sort de son labo à Québec (ou à Paris), peu importe sa langue maternelle, ne pensera pas à s’adresser à un passant en anglais, même s’il utilise l’anglais une bonne partie de son temps au travail» (la Presse+, 3 avril 2024).

 

Références

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Tremblay, Michel, Conversations avec un enfant curieux. Instantanés, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, 2016, 148 p.

Ceci n’est toujours pas une pipe

Jean-Philippe Baril Guérard, Royal, 2018, couverture

Au cours d’aventures antérieures, nous avons croisé deux pipes linguisticoquébécoises : mettre ça dans sa pipe et tirer la pipe.

Ajoutons aujourd’hui conter de(s) pipes.

Exemples romanesques :

«On va pas se conter de pipes : l’élite de la société, dans la tranche d’âge des dix-huit à vingt-cinq ans, ça se compte pas par centaines; il doit nécessairement y avoir de l’ivraie, ici» (Royal, p. 3).

«J’haïssais d’une haine pure leur amour des coups pendables — cacher les outils, changer les vêtements de rechange de casier, conter des pipes aux filles […]» (Ouvrir son cœur, p. 281-282).

Conter des pipes : raconter des histoires, des bobards.

À votre service.

 

Références

Baril Guérard, Jean-Philippe, Royal. Roman, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2018, 287 p. Édition originale : 2016.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Douceur de la dureté

Alexie Morin, Ouvrir son cœur, éd. de 2020, couverture

Soit le texte suivant, tiré d’Ouvrir son cœur, d’Alexie Morin :

L’usine comprenait son propre service de la construction. Y travaillaient menuisiers, charpentiers, peintres et hommes à tout faire qui gagnaient le mirobolant salaire des gars de la Domtar en plus de travailler de jour seulement, du lundi au vendredi. Qu’on se le dise : le temps qu’ils passaient à se changer ou à prendre leur douche était payé. Ils mettaient le pied dans l’usine à huit heures et en sortaient comme un seul homme à quatre heures tapantes — certains plus tôt encore. Gras dur (éd. de 2020, p. 271).

À quoi ce «Gras dur», auquel l’italique confère le statut de citation, renvoie-t-il ?

En 2004, l’Oreille tendue en coproposait la définition suivante dans le Dictionnaire québécois instantané :

État du repu, soit parce qu’il a profité du bar ouvert, soit parce qu’il a échappé à la plus récente rationalisation, soit parce qu’il s’est empiffré au buffet à volonté. Plus généralement, condition du satisfait, du content de lui-même. Robert est fonctionnaire; il est gras dur (p. 111).

Le gras dur profiterait, de façon presque obscène, des douceurs de la vie. On n’hésitera pas à le lui reprocher.

P.-S.—Un autre exemple de «gras dur» en littérature québécoise ? Par ici.

P.-P.-S.—Remarque grammaticale : Robert peut être gras dur; il peut aussi être un gras dur.

 

Références

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, éd. de 2019, couverture