Accouplements 267

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Au moment de mourir, le film de notre vie défilerait devant nos yeux, dit-on. Avec Woody Allen et Paul Quarrington, les choses sont un peu plus compliquées.

Pour le premier, dans son monologue «Down South», on s’est trompé de film.

 

«And suddenly my whole life passed before my eyes. I saw myself as a kid again, in Kansas, going to school, swimming at the swimming hole, and fishing, frying up a mess-o-catfish, going down to the general store, getting a piece of gingham for Emmy-Lou. And I realise it’s not my life. They’re gonna hang me in two minutes, the wrong life is passing before my eyes.»

Pour le second, dans son roman King Leary (1987), le film est trop long.

«Poppa Rivers was standing down the hallway.
He was as ancient a bugger as I’d ever seen. He looked like God Almighty had forgot to punch his time clock.
“Christ,” I muttered.
“He’s old,” said Manfred. He was wont to say that sort of thing.
“Old ? If his life flashed in front of his eyes there’d have to be an intermission”» (p. 135).

Tout bien considéré, peut-être vaut-il mieux ne pas mourir.

 

Référence

Quarrington, Paul, King Leary. A Novel, Toronto, Doubleday Canada, 1987, 232 p.

Lecture normande

Giuliano da Empoli, l’Heure des prédateurs, 2025, couverture

Il y a du pour.

Dans l’Heure des prédateurs (2025), Giuliano da Empoli est très habile à mettre en lumière les comportements politiques contemporains. «Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives» (p. 46), écrit-il; aujourd’hui les techniques offensives dominent. Il faut toujours agir, de préférence de façon irréfléchie, si on veut rester en position de domination (p. 62-63) : «le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants» (p. 75). Les tenants de la gauche (les «avocats») sont de plus en plus dépassés par les événements : «Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et […] les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend» (p. 49). Cela est particulièrement vrai du développement, non régulé par les États, de l’intelligence artificielle. Le classement des situations politiques qui va, en descendant, de The West Wing à House of Cards puis à The Thick of It ou Veep amuse (p. 23). Des rappels sont utiles : «il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique» (p. 77).

Il y a du contre.

Le livre serait écrit «du point de vue d’un scribe aztèque et à sa manière, par images, plutôt que par concepts, dans le but de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place» (p. 13); ce «scribe aztèque» est une affèterie, dont l’auteur aurait pu faire l’économie sans aucun mal. Montrer sa culture, c’est bien; l’étendre, un brin moins. Faut-il vraiment, dans un livre aussi bref, histoire de contrer la «vague illibérale» (p. 86), convoquer à la barre Sándor Márai, Curzio Malaparte, Prosper Mérimée, Dany Laferrière, Stendhal, Jean Renoir, Gustave Flaubert, Woody Allen, Ortega y Gasset, Thomas Hobbes, Léon Tolstoï, Federico Fellini, Johann Wolfgang von Goethe, Alezandre Kojève, Vasari, Léonard de Vinci, François Guichardin, Roger Nimier, Plutarque, Suétone, William Shakespeare, Dante, Fénelon, Daniel Halévy, Jean Guéhenno, Thomas Mann, Joseph de Maistre, Jean-Paul Sartre, William Gibson, Søren Kierkegaard, Italo Calvino et Franz Kafka (l’Oreille tendue s’excuse par avance auprès de ceux qu’elle aurait oubliés) ? Machiavel est indispensable à la démonstration — nous vivons entourés de personnes inspirées par César Borgia, les «borgiens» —, mais les autres, c’est moins sûr. L’énumération ci-dessus ne comporte pas les noms des politiques innombrables avec qui fraie l’essayiste, de capitale en capitale : il fréquente du beau monde et il accumule les air miles; on a compris.

Il y a du triste : le mot «digitale» mis pour «numérique» (p. 74), l’absence de majuscule à «Mémoires» (p. 81). Chez Gallimard…

 

Référence

Da Empoli, Giuliano, l’Heure des prédateurs, Paris, Gallimard, coll. «Blanche», 2025, 151 p.

Quatre remarques sur le style de Ronan Farrow

Ronan Farrow, Catch and Kill, 2019, couverture

Dans Catch and Kill. Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators (2019), le journaliste Ronan Farrow fait le récit de son difficile travail d’enquête sur les prédateurs sexuels dans le milieu états-unien du cinéma (Harvey Weinstein) et de la télévision (Matt Lauer), entre autres criminels.

Arrêtons-nous sur sa façon de raconter.

Comment caractériser un personnage ? Farrow accord une très grande importance aux accents, qu’il classe en deux familles.

Certains sont faciles à reconnaître : «her Italian accent» (p. 56); «He had a warm, avuncular voice, with an accent that knew its way around the Long Island Expressway» (p. 81); «in an Albanian accent» (p. 156); «a crisp English accent» (p. 160); «the deeper of the two Israeli-accented voices» (p. 312); «a straight, uncomplicated inflection and a Latin American accent» (p. 340); «a thick Ukrainian accent» (p. 359); «a Russian accent» (p. 364).

D’autres, moins : «he couldn’t quite place this one» (p. 13); «accents he couldn’t quite place. Eastern European, maybe» (p. 43); «a heavy accent» (p. 91); «an elegant accent McGowan couldn’t place» (p. 96); «a heavily accented voice» (p. 181); «a refined, indeterminate accent» (p. 243); «an elegant, hard-to-place accent» (p. 256). Dis-moi comment tu prononces, je te dirai, ou pas, qui tu es.

Les articles de Farrow paraissent dans le magazine The New Yorker; on y est friand des descriptions du physique des protagonistes. Catch and Kill en contient donc plusieurs. Aucune, cependant, ne mérite de figurer dans la galerie des portraits de l’Oreille tendue. Pire, Farrow utilise l’expression «square-jawed» (p. 156), cliché d’entre les clichés. La preuve ? De mémoire, Dan Brown y a recours dans The Da Vinci Code.

Mia Farrow, la mère de Ronan, quand elle le voit mouillé de pied en cap, déclare : «Wet’s always in. It’s classic» (p. 93). L’auteur vit à New York et, s’il faut l’en croire, il y pleut beaucoup. Il est sensible au temps qu’il fait et il le fait savoir. Souvent.

Le point de vue est personnel, ce qui n’est pas étonnant : le narrateur raconte comment le réseau télévisuel où il travaillait, NBC, a refusé de divulger les résultats dévastateurs de son enquête; on le voit se battre pour se faire entendre. Le point de vue est aussi intime, et doublement.

D’une part, Dylan, la sœur de Ronan, accuse depuis plusieurs années leur père, Woody Allen, de l’avoir agressée sexuellement quand elle était enfant. Recueillir le témoignage des victimes de Weinstein et de Lauer oblige l’auteur à revenir sur sa propre histoire familiale. Cela est douloureux (p. 190, p. 401).

D’autre part, sur une note plus légère, Ronan Farrow est capable d’auto-anayse et d’humour, notamment lorsqu’il est question de sa vie de couple : «I tried Jonathan, then tried him again. He was increasingly busy with work, and I was increasingly needy and annoying» (p. 264); «Jonathan already got a dedication and he’s quoted throughout these pages. How much more attention does he need ?» (p. 419)

Ce que raconte un livre est important; sa façon de raconter ne l’est pas moins.

 

Référence

Farrow, Ronan, Catch and Kill. Lies, Spies, and a Conspiracy to Protect Predators, New York, Little, Brown and Company, 2019, xvi/448 p.

Parlons patronyme et radio

Une journaliste infantilise Greta Thunberg en la nommant Greta, comme si elle parlait de sa petite cousine.

Un critique de cinéma appelle Woody Allen simplement Woody.

Pour une chroniqueuse culturelle, Céline Dion, c’est évidemment Céline tout court.

Dites, M’sieurs-dames de la radio, vous pourriez être un peu moins familiers ?

Merci.

P.-S.—Beaucoup de rousseauistes se contentent de Jean-Jacques pour désigner Jean-Jacques Rousseau. Ne lancez pas l’Oreille tendue sur cette piste !

La vie d’un film

Noah Isenberg, We’ll Always Have Casablanca, 2017, couverture

«How many times can you see it ?
Never enough.
»
Nora Ephron, 2012

L’Oreille tendue a trois aveux à faire. Elle n’aime pas les biographies. Elle a vu le film Casablanca au moins vingt fois (elle en a même dit un mot ici, , là encore). Elle a fort apprécié la biographie de ce film que vient de publier Noah Isenberg, We’ll Always Have Casablanca (2017). Ce titre est une allusion à une des répliques les plus connues du film, «We’ll always have Paris

Depuis la sortie du long métrage de Michael Curtiz en 1942, ce ne sont ni les analyses ni les témoignages qui manquent. Casablanca a été décortiqué des centaines de fois. Parmi ses fans, il y a Umberto Eco, Woody Allen, Rainer Werner Fassbinder, Marc Augé, Robert Coover. Qu’apporte Noah Isenberg à ces tributs ?

Son travail relève moins de l’analyse proprement cinématographique que de l’histoire culturelle. Comment le film est-il né ? Comment a-t-il survécu à la censure ? Comment a-t-il été reçu ? Comment continue-t-il de l’être ? Comment l’interpréter ? Isenberg est particulièrement habile à marier les anecdotes significatives (et souvent connues) et la mise au jour d’aspects jusque-là méconnus.

(Vous ne connaissez pas l’intrigue du film ? Harry Reasoner, du magazine télévisuel 60 Minutes, proposait ce résumé en 1981 : «Boy meets girl. Boy loses girl. Boy gets girl back again. Boy gives up girl for humanity’s sake» [cité p. 231]. Humphrey Bogart [Richard Blaine] rencontre Ingrid Bergman [Ilsa Lund] à Paris. Elle le quitte. Ils se retrouvent au Maroc. Il la laisse, car l’humanité a besoin de son mari, Victor Laszlo [Paul Heinreid].)

À chacun son anecdote favorite. Dooley Wilson (Sam) ne savait pas jouer du piano : «As Time Goes By», c’est lui à la voix, mais pas à l’instrument. Depuis la mort de Madeleine Lebeau (Yvonne) au printemps de 2016, plus aucun comédien d’importance du film ne serait toujours en vie.

Parmi les choses que le livre fait ressortir, une est particulièrement intéressante : Casablanca, qui parle de réfugiés, a été fait par des réfugiés, chassés d’Europe par la Deuxième Guerre mondiale. Le quatrième chapitre, «Such much ?», retrace le parcours de ces exilés qui ont fait un des films états-uniens les plus célèbres de l’histoire.

Noah Isenberg a ratissé large. Il a lu des masses de choses, il a dépouillé des archives, il a mené des entrevues. Il est sensible à la fortune de Casablanca au cinéma, bien sûr, mais aussi en littérature, au théâtre, à la télévision (The Simpsons), dans Internet, dans la presse. (Il a dû se réjouir de certaine caricature parue dans The New Yorker la semaine dernière.) Il a le sens du rapprochement — la sénatrice démocrate Elizabeth Warren a terminé l’année 2015 en regardant le film, comme l’avait fait le président Franklin Delano Roosevelt en 1942 (p. 273) — et il sait ménager ses effets — le livre est parsemé d’allusions fines à l’interprétation de «La Marseillaise» par Madeleine Lebeau (qui a vu le film se souvient de cette scène). C’est un ouvrage savant (par sa recherche et par ses pistes d’interprétation) destiné à un large public (par son écriture).

De la bien belle ouvrage.

P.-S.—Faisons, un tout petit peu, la fine bouche. Tous les artisans du films (scénaristes, acteurs, producteurs) ont droit à un portrait détaillé, pas le réalisateur, Michael Curtiz. Isenberg revient à plusieurs reprises sur la question de l’isolationnisme, celui des États-Unis au début de la Deuxième Guerre mondiale et celui de quelques personnages du film, mais il ne cite jamais la phrase la plus emblématique à cet égard, que prononce Sidney Greenstreet (Signor Ferrari) : «My dear Rick, when will you realize that in this world, today, isolationism is no longer a practical policy ?» En 1955-1956, la Warner a produit une série de téléfilms intitulés Casablanca : mais qui donc jouait Ilsa Lund (p. 208) ? La dimension «homoérotique» des rapports entre Bogart et Claude Rains (le capitaine Louis Renault) avait échappé à l’Oreille (p. 175); peut-être est-elle un peu dure de la feuille.

P.-P.-S.—On aurait envisagé de faire jouer Ella Fitzgerald dans le film, à la place de Dooley Wilson (p. 72). C’aurait été trop pour l’Oreille.

 

Référence

Isenberg, Noah, We’ll Always Have Casablanca. The Life, Legend, and Afterlife of Hollywood’s Most Beloved Movie, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2017, xvi/334 p. Ill.