Une langue, ça va…

François Grosjean, Parler plusieurs langues, 2015, couverture

«Le bilinguisme, une valeur ajoutée»
(la Presse, 10 novembre 2004, p. A12).

Aujourd’hui professeur émérite de l’Université de Neuchâtel, François Grosjean, qui se définit comme un «simple bilingue» (p. 190), a consacré sa carrière à étudier le bilinguisme dans une perspective psycholinguistique. Il vient de tirer d’une expérience de près de cinquante ans un ouvrage de vulgarisation, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues (2015), dans lequel il s’en prend aux «idées reçues» et aux «idées fausses».

En bonne méthode, il propose sa définition du bilinguisme : «le bilinguisme est l’utilisation régulière de deux ou plusieurs langues ou dialectes dans la vie de tous les jours» (p. 16). Cette définition, pas plus qu’une autre, ne fera l’unanimité, mais elle a le mérite de la clarté. À partir d’elle, on mesurera facilement l’importance du phénomène décrit : «En examinant le contact des langues en Europe mais surtout en Afrique et en Asie, il a été estimé que près de la moitié de la population du monde est bilingue ou plurilingue» (p. 13). Comment préciser cette définition ? D’au moins trois façons, qui expliquent qu’il est autant de bilinguismes que de personnes bilingues.

Le bilinguisme est affaire de besoins; ce n’est pas une essence. On devient bilingue parce que l’on a besoin de parler plus d’une langue, pour des raisons familiales, professionnelles, religieuses, etc. Le corollaire de cette position est que l’on peut cesser d’être bilingue : il est des cas où l’on perd une langue au bénéfice d’une autre. Selon l’auteur, ce phénomène est mal connu (p. 55). Les besoins changeant, «on peut devenir bilingue à tout âge» (p. 83), contrairement à la croyance populaire.

Le bilinguisme est aussi affaire de complémentarité : «Les différentes facettes de la vie requièrent différentes langues» (p. 42); «les bilingues apprennent et utilisent leurs langues dans des situations différentes, avec des personnes variées, pour des objectifs distincts» (p. 158). L’idée selon laquelle les bilingues, pour être considérés tels, devraient avoir une maîtrise égale de toutes les langues qu’ils parlent est fausse. Le rapport des bilingues à leurs langues n’a de sens que contextuellement.

Le bilinguisme, enfin, est affaire de «modes langagiers», de «continuum» des pratiques, d’«activation» et de «désactivation» de langues. Quand un bilingue parle avec un monolingue, il n’a qu’une langue à sa disposition. Avec un bilingue, il en a au moins deux. Entre ces deux situations, la palette est infinie. C’est là que se manifestent toutes les formes de l’alternance codique (code switching), le passage, dans le même énoncé, d’une langue à l’autre.

Pour étayer ses positions, François Grosjean propose des typologies, résume des expériences, synthétise des travaux, donne des masses d’exemples. Parmi ceux-ci, beaucoup concernent le Canada — dès la première page, on croise Pierre Elliott Trudeau, qui «s’exprimait avec la même aisance en anglais et en français» (p. 9) — et quelques-uns, le Québec. Le plus intéressant porte sur le code de vie de l’école secondaire Pierre-Laporte à Montréal. L’auteur est outré — et il l’était au micro d’Antoine Perraud à France Culture le 1er mars 2015 — d’y lire que le français est imposé dans cette école, et pas seulement en classe, et que le non-respect de l’obligation de parler français peut être sanctionné : «Ne pas comprendre qu’un enfant non francophone puisse trouver un secours dans sa langue maternelle, dans les cours et pendant les récréations, montre une méconnaissance totale de la psychologie de l’enfant allophone en devenir bilingue» (p. 123). Sans contester la justesse de la remarque, on peut déplorer l’absence d’explication contextuelle de cet aspect du code de vie; un peu de sociolinguistique aurait été bienvenu pour mieux caractériser ce qui se passe dans cette école et décrire la situation du français à Montréal, au Québec, au Canada, en Amérique du Nord.

L’apologie du bilinguisme de Grosjean — il défend un «bilinguisme actif et positif» (p. 31) — fait appel à des choses attendues. Ce n’est pas le centre de l’analyse, mais il est question des «bilingues exceptionnels» : les traducteurs, les interprètes, des écrivains (Nancy Huston est la plus souvent citée). Les divers modes d’acquisition d’une deuxième langue sont passés en revue (p. 107 et suiv.), ce qui confère une dimension pratique à l’ouvrage. Une histoire des représentations du bilinguisme est proposée, des «années noires», durant lesquelles on décriait le bilinguisme, jusqu’à aujourd’hui. L’auteur montre pourquoi certains bilinguismes sont valorisés, alors que d’autres ne le sont pas, souvent pour des raisons liées à l’appartenance de classes (p. 140-141). D’autres sujets sont moins prévisibles. Les personnes bilingues ne sont pas immunisées contre la démence ou la maladie d’Alzheimer, mais, si elles sont touchées par ces maladies, elles le sont plus tard que les monolingues (p. 162-164). Il ne faut pas confondre bilinguisme et biculturalisme (p. 164-186), la personne biculturelle étant triplement définie : «Elle participe, au moins en partie, à la vie de deux ou de plusieurs cultures de manière régulière»; «Elle sait adapter, partiellement ou de façon plus étendue, son comportement, ses habitudes, son langage (s’il y a lieu) à un environnement culturel donné»; «Enfin, elle combine et synthétise des traits de chacune des cultures» (p. 168). Les agents secrets ont tout intérêt à être d’excellents polyglottes (p. 191-192). On peut être bilingue en langue des signes (p. 192-196).

Bref, on apprend des choses à toutes les pages et on sort convaincu de la démonstration de François Grosjean des bienfaits individuels du bilinguisme. Sur le plan collectif, comme le savent les Québécois, c’est un tout petit peu plus complexe. Allons relire Pierre Bourgault.

 

Référence

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

 

[Complément du 11 novembre 2015]

L’Oreille tendue aborde la question du bilinguisme (au Québec) dans son plus récent ouvrage :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Les zeugmes du dimanche matin et de Sébastien Bailly

Sébastien Bailly, les Zeugmes au play, 2011, couverture

Sébastien Bailly (@sbailly pour les abonnés) est l’auteur du petit livre les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique (2011; l’Oreille tendue a jadis rendu compte de ce livre ici). C’est dire qu’il aime cette figure de rhétorique.

Voici cinq exemples récents de cet intérêt tirés de son compte twitter.

Le 3 mai 2015

Le 1er avril 2015

Le 3 mars 2015

Le 26 janvier 2015

Le 25 décembre 2014

 

Référence

Bailly, Sébastien, les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique, Paris, Mille et une nuits, coll. «Mille et une nuits», 585, 2011, 107 p. Avant-propos de Hervé Le Tellier.

Histoire de cravates

Oreille encravatée

Benoît Melançon, «Autoportrait à la cravate, 28 XI 12»,
détail (collection particulière)

Les abonnés de son compte Twitter (@AMBeaudoinB) et les lecteurs de son blogue (En tous cas…) connaissent la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin. Dans la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, l’essai qu’elle vient de faire paraître chez Somme toute, elle l’évoque de nouveau :

Car prétendre que les règles du registre soigné sont pertinentes dans toutes les situations, c’est prétendre que la cravate est toujours nécessaire. Or, parfois, on ne met pas de cravate. Et même, parfois, pour prendre position, pour donner de la force à son image, on peut, consciemment, mettre sa cravate à l’envers […] (p. 51-52).

Autrement dit : mettre sa cravate, ne pas la mettre ou la mettre à l’envers, ces trois gestes supposent que l’on sache ce que chacun représente dans une situation donnée, que l’on connaisse les règles du jeu, que l’on puisse faire jouer sa liberté en toute connaissance de cause.

En matière de langue, la situation n’est pas différente. Contre les essentialistes, Anne-Marie Beaudoin-Bégin ne cesse de répéter qu’il n’y a pas «UNE langue française», mais «DES langues françaises» (p. 48) et qu’il faut savoir, par exemple, à quel moment utiliser le registre familier et à quel moment utiliser le registre soigné : «Le registre soigné est essentiel, mais il n’est pas nécessaire dans toutes les situations sociales» (p. 51). Tout est affaire de contextes, d’autant que ces registres eux-mêmes ne sont pas des essences, figées une fois pour toutes dans le temps et dans l’espace, et qu’ils peuvent varier : «Il n’y a […] pas un seul registre soigné en français, mais bien plusieurs» (p. 35).

Cette maîtrise des contextes repose sur la possibilité de faire une série de distinctions, outre celle des registres. En matière de langue, il ne faut pas confondre l’approche descriptive et l’approche prescriptive (p. 16-18). La «norme linguistique» varie «d’un pays à l’autre (variation géographique), d’une classe à l’autre (variation socio-économique), d’une époque à l’autre (variation temporelle) et d’une situation de communication à l’autre (variation situationnelle)» (p. 21). Elle est une construction sociale : «les règles de la norme linguistique sont en fait des décisions sociales, conscientes ou non, et non pas des vérités absolues issues de la Langue» (p. 20). La langue, ce n’est pas l’écrit (p. 55-59). Tout cela est clairement présenté. La Langue rapaillée est un livre utile.

C’est parce que de telles distinctions ne sont pas toujours faites qu’il existe une forte insécurité linguistiques des Québécois,  voire une insécurité «toxique» (p. 14). Parlant une langue peu ouverte au néologisme et à la variation (p. 22), «une des langues les plus normées du monde» (p. 62), baignant dans un discours où la déploration règne depuis le milieu du XIXe siècle, s’interrogeant constamment sur leur identité et sur leur rapport à la France et au «français hexagonal» (passim), les Québécois seraient plus touchés que d’autres par cette insécurité. Leur «imaginaire linguistique» (p. 106) lui ferait une place centrale. Sur les moyens de contrer cette insécurité, Anne-Marie Beaudoin-Bégin prend souvent ses distances avec Marie-Éva de Villers, qui fait paraître ces jours-ci la sixième édition de son Multidictionnaire de la langue français, et Guy Bertrand, qui est premier conseiller linguistique à la Société Radio-Canada.

De façon plus générale, l’auteure rappelle qu’il n’existe pas de langue québécoise, mais un français québécois, avec ses caractéristiques et son histoire. (De façon assez cocasse, Samuel Archibald, dans sa préface [p. 7], et Ianik Marcil, dans sa postface [p. 111], parlent, eux, de «langue québécoise». C’est dire combien le sujet est délicat.) Ce français, il faut le décrire et le défendre : Anne-Marie Beaudoin-Bégin se décrit d’ailleurs comme une «farouche défenderesse du français d’ici» (p. 84). La Langue rapaillée, avec son titre qui rappelle Gaston Miron, est un plaidoyer, informé, pédagogique, appuyé sur nombre d’exemples, qui ne craint pas la polémique.

L’Oreille tendue, c’est sa nature, aime chinoiser. Est-ce bien Jean Charest qui a «inventé» le mot réingénierie (p. 22) ? Le mot ne lui aurait-il pas plutôt été soufflé par un de ses ministres, Pierre Reid, lui qui parlait, du temps où il était recteur de l’Université de Sherbrooke, en 1997, de «réingénierie pédagogique» ? Peut-on vraiment vraiment dire du français qu’il a été la lingua franca de l’Europe du XVIe siècle (p. 43) ou du XVIIIe siècle (p. 108), jusqu’au début (p. 43) ou au milieu du XXe siècle (p. 46) ? Les choses n’ont-elles pas changé bien plus tôt, dès que la Grande-Bretagne a imposé son pouvoir, d’abord militaire, puis industriel, à ceux qui vivaient outre Manche, les États-Unis prenant rapidement son relais pour mieux asseoir la domination de l’anglais, d’abord sur l’Europe puis bien au-delà ? L’Office de la langue française n’a pas attendu la Charte de la langue française de 1977 pour offrir des vocabulaires spécialisés en français (p. 45 n. 7); c’est, entre autres rôles, pour cela qu’il a été créé en 1961. Faudrait-il entendre qu’Alain Rey a inventé l’expression «honnête homme», cette création de la France du XVIIe siècle ? C’est ce que donnent à penser deux formulations (p. 57 et p. 77). Quand on dit se méfier des jugements de valeur en matière linguistique (p. 94), peut-on dire du Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (1980) qu’il est «insignifiant» (p. 60) ? Une linguiste descriptiviste comme Anne-Marie Beaudoin-Bégin n’a-t-elle pas à chercher la signification de cet ouvrage ? (Non, pas du tout : l’Oreille tendue ne recommande pas ce dictionnaire. Cela étant, il fait partie du paysage linguistique québécois. Il importe donc de le décrire.) Jean-Paul Desbiens n’est pas «le premier» (p. 104), en 1960, à utiliser le mot joual pour désigner la langue supposée des Québécois; dès avril 1939, il se trouve dans les Pamphlets de Valdombre de Claude-Henri Grignon, que cite Lise Gauvin en 1974 (p. 113).

Ce sont là des questions de détail, qui ne sauraient affaiblir l’hypothèse forte qui soutient ce livre : la langue est à tous, mais cela exige une décrispation des discours tenus sur elle.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Gauvin, Lise, «Littérature et langue parlée au Québec», Études françaises, 10, 1, février 1974, p. 79-119. https://doi.org/10.7202/036568ar

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2015 (sixième édition), xxvi/1855 p.

Anne-Marie, Beaudoin-Bégin, la Langue rapaillée, 2015, couverture

Commencez par celui-là

Simenon, l’Horloger d’Everton, 1954, couverture

Même les inconditionnels le reconnaîtront : dans le conteneur de romans écrits par Georges Simenon, il y a des œuvres sans intérêt.

L’Horloger d’Everton (1954), c’est autre chose. Un samedi soir, Dave Galloway, l’horloger du titre, constate que son fils, Ben, seize ans, a pris sa camionnette et s’est enfui avec sa petite amie. Ça finira mal.

Le roman que tire Simenon de ce fait divers est une exploration douloureuse tant de la paternité («Ben, c’était lui […]», p. 636) que de l’amitié (celle que se découvre Galloway père avec Frank Musak). On entre dans l’univers de la petite ville d’Everton et dans ce qu’il reste de la famille Galloway de but en blanc. Un monde s’écroule et le lecteur est emporté dès l’incipit. L’horloger trouvera une logique (héréditaire) à ce qui s’est passé. Ça le rassurera; pas le lecteur.

Voilà une excellente porte d’entrée dans l’œuvre de Simenon.

P.-S. — Il est souvent question de baseball dans ce roman. Les éditeurs — des amis de l’Oreille tendue — se sentent obligés d’expliquer des termes du lexique de ce sport. À home run — ce que les Québécois appellent coup de circuit —, ils écrivent : «Au base-ball, le “home run” est le point marqué par le batteur lorsqu’il a réussi à accomplir un tour complet de terrain en passant par toutes les bases» (p. 1580 n. 12). Non. Il manque l’essentiel à cette définition : dans la plupart des cas, si le frappeur fait ainsi le tour des buts, c’est qu’il a envoyé la balle par-dessus la clôture avec son bâton.

 

Référence

Simenon, l’Horloger d’Everton, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 567-691 et 1569-1582. Édition originale : 1954.

Les zeugmes du dimanche matin et de Philippe Didion

«La pierre est rongée par le temps et les parasites» (Philippe Didion, Notules dominicales de culture domestique, livraison du 15 février 2015).

Pareilles «cartes postales défraîchies […] font mon délice et mon ordinaire postal» (Philippe Didion, Notules dominicales de culture domestique, livraison du 26 avril 2015).

P.-S. — Vous ne connaissez pas les Notules ? Visite guidée ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)