De l’intérêt de l’écriture inclusive

Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, 2022, couverture

Soit la phrase suivante, tirée de Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? (2022), de Peter Burke, dans la traduction de Christophe Jaquet :

De même, des historiens féministes ont essayé non seulement de rendre les femmes «visibles» dans l’histoire, mais aussi d’écrire sur le passé d’un point de vue féminin (p. 121).

Qui sont ces «historiens féministes» ?

S’il s’agit uniquement d’hommes, on ne voit pas bien comment ils seraient capables d’écrire «d’un point de vue féminin». De même, on pourrait les accuser de paternalisme : des hommes «essaieraient» de «rendre les femmes “visibles”», mais pas elles-mêmes ?

S’il s’agit de femmes et d’hommes — ainsi que permet de le penser certaine «règle» de la grammaire française —, on peut imaginer que «rendre les femmes “visibles”» et «écrire […] d’un point de vue féminin» n’auraient pas tout à fait le même sens pour les unes et pour les autres.

Il existe pourtant des formes diverses d’écriture inclusive, dont certaines sont faciles à pratiquer.

Essayons ceci, à défaut de complètement réécrire la phase :

De même, des historiennes et des historiens féministes ont essayé non seulement de rendre les femmes «visibles» dans l’histoire, mais aussi, pour les historiennes, d’écrire sur le passé d’un point de vue féminin.

À votre service.

 

Référence

Burke, Peter, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Paris, Les Belles Lettres, 2022, vii/255 p. Édition originale : 2004. Troisième édition : 2019. Avant-propos d’Hervé Mazurel. Préface à l’édition française de Peter Burke. Traduction de Christophe Jaquet.

Hasards linguistiques

Tweet de Jean-François Roberge, 15 mars 2023

Le hasard fait (malheureusement) bien les choses.

La semaine prochaine, l’Oreille tendue sera à Halifax pour y présenter une conférence intitulée «Le français : une langue menacée ?» Parmi les menaces (supposées) qu’elle commentera, il devrait y avoir les nouvelles technologies, l’écriture inclusive, la domination mondiale de l’anglais et l’insécurité linguistique. Il sera aussi question du franglais. (Sur cette question, voir ici et .)

Hier, le ministre québécois de la Langue française, Jean-François Roberge, a mis en ligne une vidéo de trente secondes, accompagnée du texte suivant :

Au Québec, le français est en déclin. Ensemble, renversons la tendance.

Voici la nouvelle publicité du Ministère de la Langue française pour susciter une prise de conscience des Québécois au déclin du français au Québec.

L’objectif de la vidéo — qui associe la langue française à un oiseau de proie vulnérable — est clairement de s’en prendre à l’utilisation par les jeunes de mots anglais quand ils parlent français. En linguistique, on parlerait d’alternance codique (code-switching), mais, depuis un pauvre livre d’Étiemble, on utilise souvent le mot franglais pour désigner ce phénomène. Exemple : «Mais malgré que ses skills de chasse soient insane, l’avenir du faucon pèlerin demeure sketch

Il y aurait beaucoup de choses à dire de cette campagne publicitaire. Retenons-en trois.

Postuler que «le français est en déclin» au Québec est un discours alarmiste. L’est-il sur tous les plans ? Partout au Québec ? Pour toutes les tranches d’âge ? Dans toutes les situations de la vie privée et publique ? Le ministre ne pèche pas par excès de nuance. (Il n’est pas le seul.)

Laisser entendre que les phrases (évidemment inventées) de la publicité ne sont pas du français, ou sont du mauvais français, bute sur un écueil : ce sont des phrases en français — mais d’un registre tout à fait particulier. L’Oreille tendue a longtemps enseigné; elle n’a jamais lu de phrases semblables dans une copie d’étudiant. Autour d’une table, dans un repas familial, au stade ? C’est autre chose.

Penser que les jeunes Québécois vont changer leurs pratiques linguistiques parce que leur gouvernement s’attaque à celles-ci ne paraît pas être la stratégie la plus sûre pour qu’ils les transforment, si tant est qu’il soit impératif qu’ils le fassent.

 

P.-S.—Cela vous rappelle une publicité électorale du Parti québécois en 2022 ? Vous n’avez pas tort.

P.-P.-S.—Autre hasard : l’Oreille découvre cette vidéo au moment où elle lit un ouvrage d’Annette Boudreau, Dire le silence (2021). L’autrice y cite notamment deux extraits de chroniques rédigées pour le journal acadien l’Évangéline par Alain Gheerbrant en… 1967 et 1968 : «si personne ne se réveille, dans quinze ou vingt ans on ne parlera plus de l’Acadie comme d’une région de langue française» (20 novembre 1967, p. 164); «Personne ne peut nier de bonne foi que l’anglicisation ne galope — surtout dans certains secteurs comme les écoles — et c’est dans ce cas-là la faute des élèves» (10 septembre 1968, p. 165). Plus ça change…

 

Référence

Boudreau, Annette, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2021, 228 p.

Qu’arrive-t-il au Devoir ?

L’écriture inclusive occupe une étrange place dans les débats publics, au Québec comme en France. Cette façon de s’exprimer, que bien peu de gens cherchent à imposer dans toutes les circonstances de la vie publique et privée, cristallise néanmoins des positions idéologiques qui dépassent largement le cadre linguistique. Elle rend fous un certain nombre de commentateurs.

Prenez le quotidien montréalais le Devoir. Au cours de la dernière année, il a publié deux textes complètement délirants sur cette question.

Le premier, celui de Christian Rioux, était tellement confus qu’il en devenait ridicule, mais il n’étonnait pas : la grogne nationaloconservatrice — restons polis — est le fonds de commerce de ce chroniqueur depuis plusieurs années.

Le deuxième — ce n’est malheureusement pas, selon toute probabilité, le second — a paru hier sous la plume de Philippe Barbaud. «Abolissons l’écriture “inclusive”», originellement publié dans la revue l’Action nationale, est repris par le Devoir dans sa rubrique «Des idées en revues». «Idées», dans ce cas, est un bien grand mot.

Barbaud a beau se présenter comme linguiste, il n’évoque guère d’argument linguistique pour s’en prendre aux recommandations du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral et de l’Office québécois de la langue française. Il préfère associer l’écriture inclusive au totalitarisme et à sa «manipulation des esprits», au «multiculturalisme canadien», à la «religion», à «la bienséance diversitaire», au racisme, voire — cela donne le vertige ! — à «la bigoterie communautariste anglo-américaine qui déferle sur le monde entier, et non pas seulement occidental, grâce à l’argent des églises évangélique, baptiste, catholique, pentecôtiste, méthodiste, et sectes affiliées, dont le zèle apostolique fournit le terreau nécessaire à la diffusion de l’islamisme radical et mortifère soutenu par les pétrodollars des monarchies musulmanes». Ouf. Il réussit encore le tour de force de mettre dans le même panier les recommandations locales en matière d’écriture inclusive et l’«esprit de normativité» de l’Académie française, qui résiste pourtant depuis des décennies à pareilles recommandations. C’est du grand n’importe quoi.

Le but secret de ces «documents gouvernementaux […] “toxiques”» ? «L’objectif inavoué est le reformatage en profondeur de la culture et de la conscience collectives de la population francophone du Canada, entre autres, pour qu’elle se plie aux exigences des minorités qui désormais nous gouvernent. Une acculturation à l’envers de la majorité, en quelque sorte.» (Une question, au passage : parmi ces «minorités», y aurait-il les femmes, dont la représentation dans la langue est évidemment un des objectifs de l’écriture inclusive ?)

Dites, le Devoir : quelle mouche vous pique ? Vous soignez votre lectorat réactionnaire ?

P.-S.—Conseil aux crinqués : personne ne vous oblige à pratiquer l’écriture inclusive. Si elle vous déplaît, ignorez-la. Il n’est pas indispensable d’imposer vos lubies à tout le monde.

Hockey, bibliographie et écriture inclusive

Marc Beaudet et Luc Boily, Tour du chapeau, 2022, couverture

Marc Beaudet et Luc Boily, après «Gangs de rues», lancent une nouvelle série de bandes dessinées sur le hockey avec deux titres : Tour du chapeau et le Grand Dégagement. (Il a déjà été question ici d’un des albums de la première série.)

Cette nouvelle série pose un intéressant problème bibliographique. En couverture des albums, on lit «Tatouées hockey !» tout en blanc, sauf pour le e, en orange. En écriture inclusive, on aurait pu, par exemple, écrire «Tatoué(e)s» ou «Tatoué.e.s». (L’écriture inclusive ? Par .)

Dans son catalogue (il faut cliquer sur «Détails»), Bibliothèque et Archives nationales du Québec a choisi «Tatouées».

Bibliothèque et Archives nationales du Québec, données de catalogage, 28 novembre 2022

L’éditeur a fait le même choix dans ses URL : https://www.ada-inc.com/?s=tatouées.

N’est-ce pas se priver d’une des dimensions du nom de la série ?

Tant de questions (bibliographiques), si peu d’heures.

P.-S.—L’Oreille tendue a opté pour «Tatoué.e.s hockey !»

 

[Complément du 6 août 2023]

Depuis la rédaction de ceci, l’éditeur a changé d’idée : https://www.ada-inc.com/livres?collections%5B%5D=19.

 

 

Références

Beaudet, Marc et Luc Boily, Tour du chapeau, Varennes, AdA, coll. «ScaraB», série «Tatoué.e.s hockey !», 2022.

Beaudet, Marc et Luc Boily, le Grand Dégagement, Varennes, AdA, coll. «ScaraB», série «Tatoué.e.s hockey !», 2022.

Fil de presse 037

Charles Malo Melançon, logo, mars 2021

Lire sur la langue ? C’est possible.

Anne, Laurent et Rodolphe Guerra d’Auffay, Philou la gamberge, Vic sur Aisne, Lansdalls, 2021. Bande dessinée.

Aquino-Weber, Dorothée, Sara Cotelli Kureth et Carine Skupien-Dekens (édit.), la Norme du francais et sa diffusion dans l’histoire, Paris, Honoré Champion, coll. «Linguistique historique», 14, 2021, 252 p.

Boudreau, Annette, Dire le silence. Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2021, 229 p.

Braunschweig, Lila, Neutriser. Émancipation(s) par le neutre, Paris, Les liens qui libèrent, 2021, 208 p.

Cahiers de lexicologie, 119, 2021, 289 p.

Cahiers du Pacifique Sud contemporain, 9, 2021, 238 p. Dossier «Créoles, pidgins et idéologies linguistiques dans les îles du Pacifique», sous la direction de Leslie Vandeputte et Véronique Fillol.

Chapoutot, Johann, les 100 mots de l’histoire, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 4059, 2021, 128 p.

Dictionaries. Journal of the Dictionary Society of North America, 42, 2, 2021.

Diener, Yann, LQI. Notre langue quotidienne informatisée, Paris, Les Belles Lettres, 2022, 112 p.

Erman, Michel, les 100 mots de Proust, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 3989, 2022, 128 p.

Fagard, Benjamin et Gabrielle Le Tallec (édit.), Entre masculin et féminin. Français et langues romanes, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2022, 287 p.

Le Français classique, 23, 2021, 174 p.

Galli, Hugues, Dictionnaire adégien. Néologismes, régionalismes et mots d’argot dans l’œuvre d’A.D.G., maître du néo-polar et amoureux des mots, Paris, L’Harmattan, coll. «Sémantiques», 2021, 360 p. Préface d’André Vanoncini.

Giacone, Franco et Paola Cifaerelli (édit.), la Langue et les langages dans l’œuvre de Rabelais (Actes du colloque international Turin Torre Pellice, 11-14 septembre 2015), Genève, Droz, coll. «Études rabelaisiennes, 59, 2020, 320 p.

GLAD ! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, 11, 2021. Dossier «Archives, genre, sexualités, discours».

Hébert, Virginie, l’Anglais en débat au Québec. Mythes et cadrages, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021, 193 p. Préface de Gérard Bouchard.

Hummel, Martin et Anna Gazdik, Dictionnaire historique de l’adjectif-adverbe. Volume 1, Berlin et Boston, De Gruyter, 2021, x/1695 p.

Joseph, John E., Saussure, Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2021, 808 p. Traduction de Nathalie Vincent-Arnaud.

Le KJOKK 2021. Dictionnaire des bizarreries de la langue française,  2021.

Langage et société, 174, 2021, 162 p.

Langage et société, 175, 2021, 300 p. Dossier «Nouveaux usages socio-économiques des “langues régionales” de France au XXIe siècle», sous la direction de Carmen Alén Garabato et Henri Boyer.

Leeman, Danielle (édit.), la Submorphologie motivée de Georges Bohas : vers un nouveau paradigme en sciences du langage. Hommage à Georges Bohas, Paris, Honoré Champion, coll. «Bibliothèque de grammaire et de linguistique», 66, 2021, 364 p.

Lidil, 64, 2021. Dossier «Le passif dans la langue parlée», sous la direction de Badreddine Hamma.

Lillistone, Donald, les Pièges du tout-anglais expliqués aux Français par un Anglais, Paris, Éditions Glyphe, 2021, 70 p.

Linx, 82, 2021. Dossier «Entre vieillissement et innovation : le changement linguistique», sous la direction de Gaétane Dostie, Sascha Diwersy et Agnès Steuckardt.

Maulpoix, Jean-Michel, les 100 mots de la poésie, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 4114, 2021, 128 p.

Maulpoix, Jean-Michel, les 100 mots de Verlaine, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 4215, 2021, 128 p.

Mencé-Caster, Corinne, Pour une linguistique de l’intime. Habiter des langues (néo)romanes, entre français, créole et espagnol, Paris, Classiques Garnier, coll. «Domaines linguistiques», 19, série «Grammaires et représentations de la langue», 12, 2021, 232 p. Préfaces de Raphaël Confiant et Ralph Ludwig.

Noirard, Stéphanie (édit.), Transmettre les langues minorisées. Entre promotion et relégation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Rivages linguistiques», 2022, 232 p. Préface de Wesley Hutchinson.

NRSC. Nouvelle Revue Synergies Canada, 14, 2021. Dossier «Du présentiel à la distance : repenser l’apprentissage des langues dans un nouvel environnement».

Orsenna, Érik et Bernard Cerquiglini, les Mots immigrés, Paris, Stock, 2022, 120 p.

Ossola, Carlo, les 100 mots de Baudelaire, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je ?», 4128, 2021, 128 p.

Ozoux, Mireille, «Jonathan Swift et la question de la langue : de la politique linguistique à la linguistique-fiction», Aix, Université Aix-Marseille, thèse de doctorat, 2021. Dir. : Jean Viviès.

Riemer, Nick, l’Emprise de la grammaire. Propositions épistémologiques pour une linguistique mineure, Lyon, ÉNS éditions, coll. «Langages», 2021, 162 p.

Yaguello, Marina, la Grammaire française dans tous ses états, Paris, Points, coll. «Essais», 2021, 240 p.