Non, pas du tout

L’autre jour, sur Twitter, l’Oreille tendue énumérait les traits du «lexique indispensable du Montréalais de 11 ans (du moins dans NDG)» :

Sérieux ?
Avoue
Super de + adjectif.
Shit !

Une publicité télévisée qui tourne actuellement a rappelé à l’Oreille une expression à ajouter à cette liste : tu me niaises (! / ?).

(Un restaurateur chinois a tout fait pour attirer la clientèle et il est découragé par l’offre imbattable d’un concurrent. Il explique cela à sa femme en chinois, qui lui répond dans la même langue. En sous-titre : «Tu me niaises !»)

L’expression marque l’incrédulité. Synonyme : tu te fous de ma gueule.

On la prononce d’au moins trois façons. Exclamative : Tu me niaises ! Interrogative : Tu me niaises ? Détachée : Tu me ni ai ses.

 

[Complément du 27 février 2016]

Il y a une gradation dans la niaiserie :

 

[Complément du 15 janvier 2021]

Littérairement et interrogativement, existe en au moins deux formes : «Tu me niaises ?» (Françoise en dernier, p. 137); «Tu me niaises-tu ?» (Chienne(s), p. 81)

 

Références

Grenier, Daniel, Françoise en dernier. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 16, 2018, 217 p.

Milot, Marie-Ève et Marie-Claude St-Laurent, Chienne(s), Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 25, 2020, 155 p. Ill. Suivi de «Contrepoint. Cachez ce cerveau que je ne saurais voir» par Catherine Lord.

Géographie périurbaine

Carte du Québec adjacent, Dictionnaire québécois instantané, 2004

Mea maxima culpa. Il est arrivé à quelques reprises à l’Oreille tendue de parler du 450 comme si cela allait de soi pour tous ses lecteurs. Corrigeons la situation.

Qu’est-ce que le 450 ? Reprenons pour commencer la définition du Dictionnaire québécois instantané (2004).

Code téléphonique de la grande région montréalaise, mais à l’extérieur de l’île de Montréal (le code de Montréal est le 514). «514 et 450 : les deux solitudes» (la Presse, 20 décembre 2002).

1. Unité de mesure politique. Les élections se jouent ce soir dans le 450. «Les libéraux raflent presque tout dans le 450» (la Presse, 15 avril 2003). «Le “450” au pouvoir !» (la Presse, 20 mai 2003)

2. Terme générique désignant la source de tous les maux affectant le plateau Mont-Royal la fin de semaine. Les 450 vont manger sur la rue Duluth le samedi soir. Les 450 envahissent la rue Mont-Royal le dimanche après-midi. «[Le] 450 a colonisé l’ensemble du Québec» (le Devoir, 27-28 octobre 2001).

Se prononce toujours quatre-cinq-zéro, jamais quatre cent cinquante (p. 178).

Qu’ajouter à cela ? Cinq choses.

Que Montréal dispose toujours du 514, mais qu’on lui a aussi adjoint le 438. Le 438 est moins infamant que le 450, mais ce n’est quand même pas le 514.

Que le 450 est toujours aussi éloigné du 514. La preuve ? Quitter le second au profit du premier est un «exode» (la Presse, 24 mars 2014, p. A9).

Que le 514 est toujours, malgré les prétentions du 450, plus urbain que lui : «Urbain ou 450 ?» (la Presse, 9 juin 2012, cahier Maison, p. 8) Le blogue Vivez la vie urbaine est consacré à ces questions.

Que le 450 est devenu matière artistique. Il a son roman : Ô 450 ! Scènes de la vie de banlieue de Chantal Gevrey. Il a eu son émission de télévision, au réseau TQS : 450, chemin du golf. Il a sa chanson, «(450)», du défunt groupe folk pop André, plus téléphoniquement spécifique, sur le même thème, que «Banlieue» (Les Cowboys fringants) et «Rive-Sud» (Beau Dommage).

Que Céline Dion, chanteuse et mère de famille, est née native de la région aujourd’hui désignée par le 450.

Attention : il ne faut pas confondre le 450 et l’adjacent.

P.-S. — Pour les chansons, merci à @OursMathieu, @AmelieGaudreau, @riclaude et @andredesorel.

 

[Complément du 16 juin 2018]

Le Devoir du jour consacre un article au vingtième anniversaire du 450. L’Oreille y est citée. Merci.

 

[Complément du 2 janvier 2024]

Le 450 peut même être objet poétique, par exemple chez Ian Lauda, dans le Mécanisme intérieur (2023) :

Si loin si proche

tu es la porte du nord que tous recherchent

sans toi pas d’accès à ces choses merveilleuses
comme la fleur du luxe
ou les trésors du joyeux festin

sans toi

on demeure dans la périphérie des choses
dans le quatre-cinq-zéro (p. 42)

 

Références

Gevrey, Chantal, Ô 450 ! Scènes de la vie de banlieue, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2005, 190 p.

Lauda, Ian, le Mécanisme intérieur. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 57 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p. La «Carte du Québec adjacent» reproduite ci-dessus se trouve p. 13.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Langue de campagne (32) : le débat des chefs, prise deux

Le 21 mars, l’Oreille tendue rendait compte du débat télévisé de la veille, sur les ondes de Radio-Canada, entre les quatre chefs des principaux partis aux élections québécoises du 7 avril : Philippe Couillard (Parti libéral du Québec), Françoise David (Québec solidaire), François Legault (Coalition avenir Québec), Pauline Marois (Parti québécois).

Autre débat hier soir, sur le réseau TVA, avec les mêmes participants, sous le titre Face à face Québec 2014. Selon son présentateur, l’«enjeu» était «énorme» (euphémisme : ça se discute).

Ci-dessous, nouveaux commentaires sur la langue des participants, organisés en sept thèmes.

Parler entre soi

«GMF», «C3S», «Rapport Moisan» : vous comprenez ce que cela veut dire ? Vous avez intérêt. Les candidats, eux, ne se donnaient pas la peine de préciser de quoi il s’agit (Groupe de médecine familiale, Centres de santé et de services sociaux, Rapport de la commission d’enquête sur le financement des partis politiques présidée par Jean Moisan en 2006). Ils parlaient entre eux, pour eux.

La langue de la gestion

Il existe toutes sortes de façons de parler politique. Celle qui dominait hier ? La langue des gestionnaires : «donner des services», «vraie imputabilité», «livrable», «bonifier, supporter, accompagner», «24/7», «50 % de l’actif et du passif», «plan d’affaires», «qualifications», «livrer la marchandise», «entrepreneur», «structurite». Ce vocabulaire était partagé par tous — dans des proportions inégales, il est vrai, de beaucoup (François Legault) à peu (Françoise David).

Bouette

Il y a une campagne électorale : on s’insulte. Dans les médias, on a beaucoup employé les mots boue, bouette, voire bouettisation pour désigner ces insultes. Seul Philippe Couillard a abordé cette question : «Mon programme pour Québec, ce n’est pas la boue.» Qu’on se le dise.

Anglicismes

Supporter pour soutenir ? Non. Graduer en médecine ? Non. Aucune évidence (au sens de preuve) ? Non.

Tics locaux

Les chefs des quatre partis sont québécois. Ils utilisent donc des tics propres au Québec. Des exemples ? François David : «C’est tellement pas mon impression.» Philippe Couillard : «J’ai quitté en 2008.» Pauline Marois : «reviser» (au lieu de réviser). François Legault : personne ne parlerait «de t’ça» (pour de ça).

Absences

Sauf erreur, le mot culture n’a été prononcé que deux fois en deux heures (à 21 h 23 et à 21 h 58). Cela étant, personne n’a parlé de merde ni de couilles. On se console comme on peut.

Bestiaire

Deux éléphants («dans la pièce») : Arthur Porter, aujourd’hui accusé de fraude, ex-associé de Philippe Couillard; le compte en banque de ce dernier à Jersey. Et quelques centaines de milliers de dindons.

L’ascenseur du laitier

C’était hier. L’Oreille tendue était dans l’ascenseur (rappel : mot masculin). Les voyageurs y montaient un par un, chacun en route pour un étage différent. Il y aurait donc plusieurs arrêts.

Une expression lui est alors revenue : run (à prononcer ronne) de lait. Au Québec, qui fait une run de lait, tels les laitiers livrant à domicile, s’arrête continuellement, puis repart. Il ne doit pas être pressé.

Combien de temps cette expression restera-t-elle compréhensible ? L’est-elle encore ?

 

[Complément du 5 janvier 2016]

La run n’est pas que de lait : «Pendant des années, j’ai utilisé les sous amassés grâce à ma ronne de journal dominicale pour acheter à la tabagie d’Arvida [les] briques [de Stephen King] de plus en plus grosses et aux couvertures affreuses», écrit Samuel Archibald («Dialogues américains», p. 19).

 

Référence

Archibald, Samuel, «Dialogues américains», l’Inconvénient, 63, hiver 2015-2016, p. 19-22. https://id.erudit.org/iderudit/80603ac

Langue de campagne (30) : la langue des chefs en débat

Les mots du débat des chefs 2014 selon C’est pas trop tôt

Hier soir, à la télévision de Radio-Canada, débat entre les chefs des principaux partis politiques québécois — Philippe Couillard (Parti libéral du Québec), Françoise David (Québec solidaire), François Legault (Coalition avenir Québec), Pauline Marois (Parti québécois) — dans le cadre des élections provinciales qui se tiendront le 7 avril.

Que dire de leur langue ?

Le système des pronoms personnels était limité : je, me, moi. Le nous était peu à l’honneur. La politique est affaire de meneur : les équipes, quand elles étaient mentionnées, passaient au second plan, derrière le chef.

Des journalistes ont signalé que la façon de s’exprimer de Philippe Couillard avait changé depuis le début de la campagne électorale, la langue populaire tenant chez lui une place de plus en plus grande (voir le Devoir du 10 mars 2014, p. B7, par exemple). Il a même utilisé le verbe fourrer sur les ondes d’une radio commerciale plus tôt cette semaine.

La même stratégie était audible hier soir. Les autres parlaient d’emplois, lui de «djobbes», voire d’«ouvrage». Il a évoqué le «chum» d’une Gaspésienne. Il a été le premier à parler de «cennes» (sous), avant que les autres lui emboîtent le pas. Pour lui, les parents ne vont pas chercher leurs enfants à la garderie : ils y «ramassent les p’tits». Les questions qu’il posait relevaient aussi du même niveau de langue : «Où c’est qu’vous allez les prendre ?» Autres exemples en vrac : «C’pas une business habituelle»; «Y ont toutte dit ça.» (Il aurait même utilisé, dixit @ZabethRousseau, un de ces sacres mous si populaires au Québec, «mosus».)

L’homme des vraies affaires pensait-il utiliser la vraie langue du vrai monde ? Avait-il sciemment occulté le cadre solennel dans lequel il se trouvait ?

Comme dans sa prestation au débat de 2012, Françoise David avait elle aussi fréquemment recours à des expressions familières ou propres au Québec : «j’ai d’la misère» (j’ai du mal); «on va démêler une coup’ de choses» (un certain nombre de choses); «les shoppes d’éolien» (les usines d’éoliennes); «si ça adonne» (si c’est possible); «j’vais vous dire une chose, par exemple» (en revanche); «les boss, ça sera pas eux» (les patrons); «pogner, comme on dit, les gros poissons» (attraper); «Êtes-vous juste tanné de la question ?» (En avez-vous marre de la question ?); «On va mettre quelque chose ben ben clair.»

Cela étant, le niveau de langue de Françoise David, contrairement à celui de Philippe Couillard, n’était pas affaire de considérations stratégiques pour se rapprocher de l’électorat. Sa façon de s’exprimer publiquement ne diffère guère d’une situation à l’autre. Il n’y a pas, chez elle, de volonté délibérée de changer sa manière de parler pour plaire au plus grand nombre.

En 2012, le «Je n’en disconviens pas» de la co-porte-parole de Québec solidaire avait fait discuter sur les médias dits «sociaux». Deux ans plus tard, le «Ne vous chagrinez pas trop» qu’elle a adressé à Pauline Marois ne paraît pas avoir été retenu par les commentateurs. (En revanche, son «je vous soumets que», calqué de l’anglais, a écorché les oreilles de l’Oreille.)

On notera enfin que Françoise David, contrairement à ses «estimés collègues» et malgré des convictions fortement affichées, évitait de s’emporter. Dès qu’elle prenait la parole, on revenait à des échanges plus calmes. Cela a été souligné sur Twitter. @gervaislm, du Devoir, a parlé d’«effet camomille». «Fascinant de voir combien il est impossible pour quiconque de pogner les nerfs quand Françoise David parle», notait @patty0green.

Ce qui frappait chez François Legault n’était pas le choix, délibéré ou pas, d’une langue réputée proche des électeurs, mais des idiosyncrasies sur le plan de la prononciation. Il s’adressait à «Madame Dâââvid», il disait être «fâââché», il roulait ses r avec constance, il s’inquiétait de «t’ça», il confondait «deux minutes» avec «deux meunutes», il transformait le hijab en «HeeDjabbe». Si les oreilles de l’Oreille ne l’ont pas trompée, il aurait même parlé d’«une baise de taxes». Par ailleurs, il est celui qui, aux mots, préférait les chiffres.

Voulant se présenter en apôtre de la rigueur administrative contre la vilaine bureaucratie et en ex-homme d’affaires créateur d’emplois, il ne cessait d’asséner statistiques sur statistiques. On pouvait s’y perdre sans mal. Le pragmatisme revendiqué par le fondateur de la CAQ montrait alors ses limites sur le plan argumentatif. Les subtilités de la langue politique, ce n’est pas pour lui.

Pauline Marois est la seule à avoir exploité les ressources de la répétition. Y aura-t-il ou pas un référendum sur le statut constitutionnel du Québec au sein du Canada si elle est réélue ? «Y en aura pas de référendum… tant que les Québécois ne seront pas prêts», a-t-elle martelé. Vous allez mettre des femmes au chômage avec la Charte de la laïcité du Parti québécois, affirmait Philippe Couillard; «J’ai vu une seule femme perdre son emploi à cause de la Charte, c’est Fatima Houda-Pépin», a-t-elle dit plusieurs fois, au sujet de cette députée libérale expulsée de son parti par son chef.

La première ministre du Québec cherchait la phrase coup de poing. Son discours d’ouverture, qu’elle a lu, comportait une étrange phrase. Voulant laisser de côté les clivages entre la gauche et la droite, Pauline Marois se disait «au centre de vos préoccupations». L’Oreille ne veut pas généraliser, mais la chef du PQ ne se trouve pas du tout «au centre de [ses] préoccupations».

Contrairement à Philippe Couillard et à Françoise David, la première ministre se méfiait d’une langue trop populaire. Elle a corrigé par exemple son propre «deux cents piasses» en «deux cents dollars». Il lui est néanmoins arrivé de dénoncer «une décision qui avait pas d’allure», prise évidemment par un de ses adversaires. (Derrière Philippe Couillard, c’est le prédécesseur de celui-ci, Jean Charest, que Pauline Marois attaquait fréquemment, ramenant le nouveau à l’ancien.)

Un débat, ce n’est pas seulement quatre voix. Ce peut aussi être un discours commun, à construire par le téléspectateur. Celui d’hier pourrait prendre la forme d’un poème.

Pour mettre fin au gaspillage
Nous allons faire le ménage
Et nous éviterons le saccage
Car nous avons du courage

Un débat, c’est aussi des mots tus, peu ou pas utilisés : science (merci à @JVPLS), culture (sauf pour deux citations de chansons de Gilles Vigneault, d’abord par Françoise David, puis par Philippe Couillard), éducation (sauf pour des histoires de commissions scolaires et de postes de fonctionnaires qui font, ou pas, quelque chose), citoyen (ramené à contribuable, comme l’indiquait @gabrielbeland), Montréal (merci à @R_Bergeron).

On dit beaucoup de choses dans un débat. On en évite au moins autant.

P.-S. — Anne-Marie Dussault a ouvert la discussion avec une faute : «En qui faites-vous le plus confiance ?» C’est un signe de constance : elle avait fait la même chose en ouverture du débat des chefs durant les élections fédérales de 2011.

P.-P.-S. — L’illustration de ce texte provient du compte Twitter d’@NieDesrochers de l’émission de radio C’est pas trop tôt ! (Radio-Canada). On y voit les mots les plus utilisés dans le débat d’hier soir, en blanc pour les chefs, en noir pour les auditeurs de l’émission.