Accouplements 117

Simon Brousseau, les Fins heureuses, 2018, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Mercier, Samuel, les Années de guerre, Montréal, l’Hexagone, 2014, 60 p.

une fille tenait ses dents
dans ses mains
comme les perles
d’un collier brisé

pourtant même sans ses dents
elle était belle
dans l’air irrespirable
de Victoriaville (p. 46)

Brousseau, Simon, «La physique des boules de billard», dans les Fins heureuses. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 196 p., p. 109-119.

Au loin, on entendait des sirènes. Autour de moi, les gens criaient et pleuraient. Une camarade pressait un foulard imbibé de sang sur son front fendu, un autre avait reçu un projectile sur la bouche et tenait ses dents au creux de sa paume (p. 114).

P.-S.—Les deux scènes se déroulent pendant les grèves étudiantes du printemps 2012 au Québec.

P.-P.-S.—Pour le recueil de Mercier, on clique ici.

Actualité de Jacques Godbout

Jacques Godbout, le Murmure marchand, 1984, couverture

L’écrivain québécois Jacques Godbout publie ces jours-ci des Mémoires, De l’avantage d’être né. Il est donc beaucoup question de lui dans l’actualité (littéraire).

L’Oreille tendue, quand elle était petite, a écrit deux comptes rendus de livres de Jacques Godbout. En voici un, tiré du magazine culturel Spirale en 1984. Cela s’intulait «La taverne et le bungalow».

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Dans toute taverne qui se respecte, on trouve un discoureur fort en gueule, généralement prompt à l’invective et toujours prêt à se prononcer sur tout et n’importe quoi. Jacques Godbout est de cette race : il a des opinions sur tous les sujets d’actualité, quelques idées bien arrêtées, un style ferme, le verbe haut et clair. Mais Godbout, qui n’aime guère les «sociologues» et autres universitaires, est beaucoup trop fasciné par l’Université pour se laisser totalement aller à ses emportements «taverniers». Ses essais sont sérieux, documentés, ses prises de position assurées, ses affirmations péremptoires. Entreprise de moraliste, la réflexion de Godbout reste toutefois à la merci des commentaires plus brillants que profonds. À courir d’une tribune à l’autre on doit parfois prendre des raccourcis.

Les textes recueillis dans le Murmure marchand ont d’abord été publiés (sauf un) dans la revue Liberté de 1976 à 1984. Godbout y interroge la télévision, la «bombe informatique», la société québécoise, la littérature, l’histoire comme récit. Le texte éponyme pose les fondements de la réflexion : «fond sonore des bonimenteurs de la nouvelle civilisation», le murmure marchand dépouille l’homme de ses valeurs traditionnelles pour les remplacer par un discours publicitaire où la satisfaction immédiate des désirs est la fin dernière de l’existence. Qu’il s’agisse de ce discours, du référendum ou de la modification du statut de l’écrivain, Godbout a bon nombre d’intuitions fertiles, même quand l’analyse cède le pas à la nostalgie ou à la prophétie, ces deux revers d’une même médaille : la déception.

Car l’essayiste est déçu, désabusé. S’il a encore la force de s’enflammer et d’être outré par l’«espéranto des objets», il n’est pas sans se rendre compte qu’il est trop tard. Sa quête de sens par le recours à la raison ne viendra pas à bout des empires culturels qui nous conditionnent. Le citoyen dont il déplore la disparition, Godbout ne croit pas en sa renaissance. C’est peut-être ici que se fait jour le plus clairement l’inadéquation de la pensée humaniste de l’écrivain : par atavisme religieux ou tout simplement par pessimisme, sa quête de valeurs intemporelles ne semble percevoir que les enjeux mercantiles des mass media et y réduire leur portée symbolique. L’idéalisation du passé n’est pas loin.

Un écrivain du dimanche

Dans son avant-propos, Godbout souhaite s’être «sérieusement trompé» en constatant «l’odeur de mort culturelle» créée par la «police des marchandises». Gilles Archambault n’a pas ces scrupules, lui qui se définit modestement (et auto-ironiquement) comme le «barde de la petite-bourgeoisie urbaine». À l’écart du «Clergé des Lettres» dans son bungalow de Cartierville, Archambault mène ses «travaux littéraires» en compagnie de quelques écrivains amis : Paulhan, Renard, Lichtenberg, Perros, Léautaud, Calet, Chardonne, Vialatte. Entre sa prière matinale «à Stendhal et à Charlie Parker», ses lectures et ses émissions de radio, il a pris le temps de rassembler dans le Regard oblique les billets parus dans Livre d’ici de 1980 à 1983. Ces Rumeurs de la vie littéraire ravissent.

Depuis les Petites Proses presque noires des Plaisirs de la mélancolie (1980) on savait Archambault un de nos meilleurs chroniqueurs. Alors que le romancier est d’un ennui uniforme, l’«écrivain du dimanche» est alerte, enjoué, prêt à dénoncer ses travers comme ceux de ses collègues. Sourire en coin, il apprécie l’aphorisme : «Si tout est bon, rien ne l’est»; «L’écrivain doit écrire l’été»; «La méchanceté ne dispense pas de l’intelligence». Les textes d’Archambault traitent des diverses facettes de notre institution littéraire, des prix («La faute à David») aux subventions («Bibliothèques, je vous hais !»), des salons du livre («Foire au village») à la critique («Universitaire cherche génie»). Chacun y passe — et d’abord l’écrivain Archambault. Le ton est moqueur, tout en fausse retenue. C’est dans la solitude («J’exècre tout ce qui est parade»), à l’abri d’une trop grande vanité, que l’écrivain parle le plus juste.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les textes d’Archambault, écrits au fil des semaines, font davantage ensemble que ceux de Godbout, dont l’organisation est précisément thématique et le propos sous-tendu par une vision unifiante. La collection en recueil des billets d’Archambault leur donne une nouvelle vie, les confronte les uns aux autres, renouvelle la lecture. Le recueil de Godbout est plus inégal, tant par la fragmentation de la réflexion que par son éclectisme. Il n’empêche que ces deux titres lancent fort agréablement la belle petite collection «Papiers collés» des Éditions Boréal Express (sous la direction de François Ricard).

 

Références

Archambault, Gilles, le Regard oblique. Rumeurs de la vie littéraire, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 179 p.

Godbout, Jacques, le Murmure marchand. 1976-1984, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 153 p.

Godbout, Jacques, De l’avantage d’être né, Montréal, Boréal, 2018, 288 p.

Melançon, Benoît, «La taverne et le bungalow», Spirale, 46, octobre 1984, p. 3.

C(h)(r)isti(e)

Dans son excellente série «Passé simple», @machinaecrire évoquait hier ces

petits malins [qui] s’inventent des versions édulcorées des sacres. Il s’agit de tordre une syllabe pour mettre un gros mot à la diète. Ainsi sont-ils persuadés de leurrer les adultes lorsqu’ils lancent : bateau, câline, câlique, caltore, crime, cibole, hostic, sacrifice, tabarnane, tabarouette, taboire et le classique christie, qui est à la fois la fusion de christ et hostie, mais aussi une marque de biscuits bien connue à l’époque.

«Christie» ? Patrick Lagacé, de la Presse+, n’est pas du même avis :

Mais tout pour désespérer de l’humanité : cristi, tu me suggères de me pendre, bonhomme, pour vrai, tu vires sur le top parce que j’ai écrit que mourir à 69 ans, subitement, est une belle mort ?

Cristi est aussi la graphie retenue par Léandre Bergeron en 1980, qui définit le mot ainsi : «Forme adoucie de CRISSE !» (p. 159; majuscules certifiées d’origine). Francis Desharnais et Pierre Bouchard ajoutent une lettre : cristie (2013, p. 102).

Albert Chartier, dans la bande dessinée Onésime en juin 1983 (éd. de 2011, p. 229), préfère «Christi».

Albert Chartrier, «Onésime», juin 1983, détail

L’origine de l’expression n’est pas plus claire. @revi_redac se posait la question en 2014 :

L’Oreille tendue pencherait vers l’euphémisme plus que vers la fusion christ + hostie, mais elle n’en mettrait pas son oreille au feu.

Tout ça, il est vrai, se discute.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 3. Comme dans le temps, Montréal, Éditions Pow Pow, 2013, 107 p.

Accouplements 116

«Sous les pavés, la plage», illustration de Noelbabar, domaine public(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

C’est le mois et l’année qui veulent ça : on commémore Mai 1968.

Déjà, le 13 novembre 2017, Claro évoquait sur son blogue «l’âge des pavés» pour rendre compte d’un livre d’Yves Pagès, Tiens, ils ont repeint ! 50 ans d’aphorismes urbains de 1968 à nos jours (Paris, La Découverte, 2017, 300 p.).

Ces jours-ci, dans le périodique suisse la Couleur des jours, l’ami Michel Porret fait paraître «Les pavés sur la gueule» (numéro 27, été 2018). Il y fait l’histoire, exemples à l’appui, de cet «âge des pavés». Ça commence avec les Romains, ça passe par Paris il y a cinquante ans — «Le pavé résume l’insurrection du Quartier latin» — et ça va jusqu’à aujourd’hui — «les révoltes logiques suivent d’autres voies, dont celle immatérielle des réseaux sociaux via le pavé numérique de l’ordinateur». C’est magnifique.

 

Illustration : Noelbabar, domaine public, image déposée sur Wikimedia Commons