Accouplements 41 bis

Pierre Popovic, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, 1996, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue lui ayant suggéré The People v. O.J. Simpson, celle-ci a regardé les trois premiers épisodes de cette série télévisée au début de cette semaine. Elle se tâte encore (en tout bien tout honneur) : va-t-elle continuer ?

Plus tôt aujourd’hui, les réseaux sociaux se sont enflammés : on aurait retrouvé un couteau qui aurait été enterré chez O.J. Simpson et qui aurait été caché depuis près de vingt ans par celui à qui on l’aurait remis et qui l’aurait gardé sans en parler, ce qui pourrait relancer l’enquête sur l’assassinat de Nicole Brown et Ronald Goldman, ou pas, c’est selon.

Puis, il y a quelques minutes, ceci, en relisant les passionnants entretiens qu’a accordés Gilles Marcotte à Pierre Popovic en 1996 :

Pour le Canada, je parlerais d’abord des institutions, qui ne modèlent pas seulement les comportements extérieurs, mais aussi bien les façons de penser, voire de sentir. Notre régime judiciaire, nos institutions parlementaires, le fédéralisme, tout cela nous a marqués profondément — il resterait à dire de quelle façon, et je regrette que ce grand travail n’ait pas été seulement amorcé —, et nous distingue très nettement des Américains. Il suffisait de regarder pendant quelques minutes le procès O.J. Simpson, à la télévision, pour comprendre que cela se passait dans un pays très différent du nôtre. En ce sens, nous demeurerions canadiens même si le Québec se séparait de la confédération (p. 149).

Deux pays, en effet.

 

Référence

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

Être et avoir ? Oui

Pierre Popovic, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, 1996, couverture

À l’occasion (ici, ), l’Oreille tendue aime rappeler qu’il est parfaitement légitime d’utiliser les verbes avoir et être, malgré ce que semblent croire des hordes de professeurs de français.

Elle s’est donc réjouie de (re)lire ceci, dans les entretiens qu’a donnés Gilles Marcotte à Pierre Popovic en 1996 sous le titre De la littérature avant toute chose :

Mais ce qui me frappait, qui m’attirait surtout dans ce livre [la Vie intellectuelle, 1921], c’était l’écriture. Le père Sertillanges était un bon écrivain. Il pratiquait une écriture très simple, économe, réduite à l’essentiel, très peu portée sur les figures de style. J’opposais cette langue-là à ce qu’exigeait de nous le professeur de rhétorique qui, lui, voulait nous faire suivre les conseils du manuel Durand, supprimer presque tous les mots non colorés, notamment les verbes être et avoir. Il les soulignait même, avec réprobation, dans les citations. J’ai vraiment opté, à ce moment-là, contre mon professeur, avec une conscience plus ou moins nette des enjeux, pour l’écriture simple contre l’écriture ornée, visiblement travaillée (p. 14-15).

Le conseil demeure est valable.

 

[Complément du jour]

S’agissant de la poésie de Saint-Denys Garneau :

D’autre part, la forme même de sa poésie me convenait tout à fait : cette poésie extrêmement simple, nue, qui aime le verbe être et le verbe avoir, qui n’emploie jamais de grands mots, qui reste tout près du murmure de la confidence, cela correspondait à l’idée que je me faisais instinctivement de l’écriture, de la poésie vraie (p. 53).

 

[Complément du 3 janvier 2017]

Dans son roman graphique Fun Home (2006), Alison Bechdel se souvient des commentaires d’un de ses professeurs sur un de ses devoirs de lettres :

Our papers came back bloodied with red marks—most lavishly the withering «WW» for «Wrong Word».
«Is» ? How can «is» be wrong ?
(éd. de 2014, p. 201).

En anglais comme en français, le verbe to be (être, «is») pourrait donc être le mauvais mot («Wrong Word»). Pourquoi ?

 

[Complément du 27 juin 2022]

Souvenir scolaire d’Élise Turcotte dans Autobiographie de l’esprit (2013) : «Je me souviens que le verbe être était interdit à l’école» (p. 42).

 

[Complément du 20 a0ût 2023]

On ne cesse, au Québec, de vanter les mérites linguistiques du descripteur sportif René Lecavalier. Quel conseil a-t-il donné à Claude Raymond, joueur de baseball reconverti en analyste télévisuel ? «Comme René Lecavalier me l’avait déjà conseillé, une des clés était de rester simple, de ne pas hésiter à utiliser les verbes avoir et être» (chapitre «Du haut de la passerelle», dans Frenchie).

 

Références

Bechdel, Alison, Fun Home. A Family Tragicomic, New York, A Mariner Book, Houghton Mifflin Harcourt, 2014, 232 p. Édition originale : 2006.

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

Raymond, Claude, avec Marc Robitaille, Frenchie. L’histoire de Claude Raymond. Récit biographique, Montréal, Hurtubise, 2022. Ill. Préface d’Yvan Dubois. Édition numérique.

Turcotte, Élise, Autobiographie de l’esprit. Écrits sauvages et domestiques, Montréal, La mèche, coll. «L’ouvroir», 2013, 229 p. Ill.

Un portrait de Marc Denis

Gilles Marcotte, le Poids de Dieu, 1962, couverture

 

«Pourtant, ce soir-là, le premier moment d’exaltation passé, Claude avait senti que leur amitié ne résistait pas au temps. Seul Marc Denis continuait d’habiter la zone où ils s’étaient rencontrés. D’une intelligence brillante, travailleur infatigable, cultivé comme il n’est guère habituel dans son milieu, on l’avait affecté à l’enseignement au grand séminaire. Claude éprouvait un plaisant vertige à se laisser entraîner par lui d’un point à l’autre du vaste domaine intellectuel où Marc se mouvait avec une aisance prodigieuse. De saint Thomas à André Gide, de Platon à quelque théorie scientifique, c’étaient des rapports d’une rapidité fulgurante, établis par une intelligence jamais en repos. Mais, pour Claude, le point de saturation est venu plus tôt que d’habitude. Au grand séminaire, déjà, quand il baignait dans une atmosphère d’intense ferveur théologique, il lui arrivait d’être lassé par la haute voltige de Marc Denis. Maintenant, le fil est coupé» (p. 63-64).

P.-S. — On ne confondra pas ce Marc Denis, personnage d’un roman de Gilles Marcotte, le Poids de Dieu, paru en 1962, avec l’ex-cerbère de la Ligue nationale de hockey qui porte le même nom.

 

Référence

Marcotte, Gilles, le Poids de Dieu, Paris, Flammarion, 1962, 218 p.

Le français d’Ottawa

Gilles Marcotte, Une mission difficile, 1997, couvertureEn 1997, Gilles Marcotte publiait un roman extravagant, Une mission difficile, qu’on pourrait sans mal rapprocher de certains textes de Jean Echenoz.

L’Oreille tendue le relisait l’autre jour et elle y tombe sur cette description d’une des deux langues officielles du Canada, telle que pratiquée par un grand fonctionnaire devant des porteurs dayaks dans la forêt de Bornéo (c’est un peu difficile à expliquer) :

Étaient-ils sensibles à la musique très particulière de ce français d’Ottawa que parlait le directeur, mâtiné de beaucoup d’anglais, d’ukrainien, de polonais et d’un peu d’acadien, dialecte étrange auquel les linguistes commençaient à s’intéresser sérieusement ? […] Il avait prononcé les derniers mots avec l’accent de Paris. Cela aussi fait partie du français d’Ottawa (p. 80-81).

Heureux linguistes !

 

Référence

Marcotte, Gilles, Une mission difficile. Roman, Montréal, Boréal, 1997, 101 p.

Régionalismes 101

Fabien Cloutier, Trouve-toi une vie, 2016, couverture

Dans le cadre de l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, à la radio de Radio-Canada, Fabien Cloutier a souvent présenté des chroniques sur les régionalismes québécois. Certaines viennent d’être rassemblées dans Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, sans perdre leur caractère oral.

Qu’est-ce qu’un régionalisme ?

Précisons-le dès le départ

ma définition de «régionalisme» est assez large

si j’ai un mononc’ de la Beauce qui utilise

une expression colorée

et que j’aime ça et que je trouve ça beau

et que ça sert ce que je veux dire

même si je l’ai presque jamais entendue dans la bouche

d’une autre personne

je peux décider d’en faire un régionalisme (p. 15).

Cette définition initiale est précisée plus loin dans l’ouvrage : «c’est une expression qu’on peut utiliser dans un bar / de région / sans que personne cherche à nous casser ‘a yeule» (p. 115). Voilà pourquoi, au Québec, du moins à Almow (Alma), «Avoir le cul bordé de nouilles» ne peut pas être un régionalisme (p. 114-118).

Certains régionalismes ne sont traités que brièvement : «Y est revenu avec le trou d’cul en-dessous du bras» (p. 68); «J’me su’ levé avec la tête dans l’cul» (p. 68); «Ça faisait tellement mal / j’avais l’impression que le cœur me battait / dans l’trou d’cul» (p. 69); «Y est trop tard pour serrer les fesses quand / la crotte est passée» (p. 69); «Y fait noir comme dans l’cul d’un ours» (p. 70); «Ça m’fait pas un pli su’à poche» (p. 70); «Avoir un os dans le baloney» (p. 101); «J’me sens comme une truite su’à sphatte» (p. 101); «J’me sens comme un ours qui a reçu / une flèche dans’ panse» (p. 101). Trois sont rapportés à un ancien ministre du gouvernement fédéral, Steven Blaney : «C’est pas le crayon le plus aiguisé de la boîte»; «C’est pas lui qui a faite le trou dans’ pissette des brulots»; «C’est pas lui qui a mis le spring aux sauterelles» (p. 119).

D’autres ont droit à un chapitre complet : «Trouve-toi une vie»; «Y farme pas étanche»; «Ben accoté dans’ barrure»; «Yinke à wouèr on woé ben»; «Y a des claques su’a yeule qui s’pardent»; «Y sort pas d’colombes du cul d’une corneille»; «Y est su’a coche»; «Oussé qu’t’avais ‘a tête ?»; «Bizouner»; «Charche pas à dju pis à djâ»; «C’est pas vargeux».

Fabien Cloutchier, comme on dit dans sa «Beauce natale» (p. 113), utilise les régionalismes pour commenter l’actualité, la culture populaire et la politique. L’auteur a ses têtes de Turc : Régis Labeaume, le maire de Québec, devient «le che de Sillery» (p. 85); l’ancien ministre provincial Yves Bolduc est «un docteur Bleuet» (p. 87); le ministre Gaétan Barrette «brise» l’«image du Gaétan standard» (p. 106). Ce «recueil de grandes vérités» (p. 9) manie avec dextérité la dérision, l’ironie, l’absurde, l’humour. C’est tout à fait instructif.

P.-S. — Que l’on permette à l’Oreille tendue de proposer son régionalisme : «Y a un éditeur qui a dormi sur la switch.» Certains mots comportent inutilement la lettre e : «l’avion nolisée [sic] de Lise Thériault» (p. 35). Ailleurs, elle manque : «avec de la poutine servi [sic] sur le chest» (p. 21); «la belle table à café que j’nous ai bizouné [sic]» (p. 100); «tu peux aspirer à faire parti [sic] de l’élite» (p. 137). «Cours» (p. 43) et «tiers-mondistes» (p. 70) devraient prendre une s, mais pas «sous» (p. 43) ni «quelques temps» (p. 128). Les pots Mason, comme l’atteste l’illustration de la page 18, ne sont pas des pots Masson (p. 21). Page 74, il faut «Quoique» au lieu de «Quoi que» et «Parisien» au lieu de «parisien». «Nul part» (p. 75) ? Non. Si «y a du monde qui aiment», alors ce monde «recommandent», au pluriel (p. 78). Etc. Ça fait désordre, et beaucoup.

 

Référence

Cloutier, Fabien, Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, Montréal, Lux éditeur, 2016, 140 p. Dessins de Samuel Cantin.