Du texto et de ses effets linguistiques

Dans un coin, le linguiste David Crystal, l’auteur de Txtng : The Gr8 Db8 (2008), qui ne croit pas que la pratique massive du texto aura des effets négatifs sur l’évolution de la langue. En un mot : «Why all the Fuss ?» (titre du chapitre 8). Il s’en explique dans une vidéo ici.

Dans l’autre, Louis Menand, qui, rendant compte du livre dans les pages du New Yorker le 20 octobre 2008, se montre sceptique : «It is good to know that the estimated three billion human beings who own cell phones, and who use them to send more than a trillion text messages every year, are having no effect on anything that we should care about. A trillion text messages, Crystal says, “appear as no more than a few ripples on the surface of the sea of language.” […] Still, despite what they say, size matters. A trillion of anything has to make some change in cultural weather patterns.» Menand déplore, par exemple, «the Englishing of world languages» : «texting has probably done some damage to the planet’s cultural ecology, to lingo-diversity».

Débat.

 

Références

Crystal, David, Txtng : The Gr8 Db8, Oxford, Oxford University Press, 2008, 256 p. Ill.

Menand, Louis, «Books. Thumbspeak. Is Texting Here to Stay ?», The New Yorker, vol. LXXXIV, no 33, 20 octobre 2008, p. 86-87.

Heureuseté

Gravure représentant Louis-Sébastien Mercier

En 1994, Jean-Claude Bonnet nous avait donné les éditions de référence du Tableau de Paris et du Nouveau Paris (Paris, Mercure de France) de Louis Sébastien Mercier (1740-1814). En 1999, c’était Mon bonnet de nuit suivi de Du théâtre (Paris, Mercure de France), puis, en 2005, Songes et visions philosophiques (Houilles, Manucius).

Chez Belin (Paris), il vient de faire paraître la Néologie (1801). Pierre Assouline donne quelques exemples des inventions de Mercier, dans son blogue, en date du 28 juillet 2009 : dévotieux, exulcérer, heureuseté, joculateur, s’obombrer.

 

Référence

Mercier, Louis Sébastien, Néologie, Paris, Belin, coll. «Littérature et politique», 2009, 596/xxxvii p. Ill. Texte établi, annoté et présenté par Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1801.

Faune urbaine

Il fut un temps où l’on parlait des clochards, des mendiants ou des vagabonds. Au Québec, il y avait aussi des robineux, ce qui supposait quelque imbibition.

En France, on parle désormais plus volontiers du S.D.F., le sans domicile fixe, cette «Personne démunie qui n’a pas de logement régulier» (dixit le Petit Robert).

Au Québec, S.D.F. est peu utilisé; on lui préfère d’autres termes.

Le sans-abri, l’itinérant ou le sans-logis est l’équivalent du S.D.F. : «Personne qui n’a pas de logement fixe» (selon le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Il se tient, à Montréal, une Nuit des sans-abri et les itinérants ont leur magazine, l’Itinéraire.

Le squeegee n’a pas non plus de domicile fixe, mais c’est son activité «professionnelle» qui le caractérise. C’est un jeune entrepreneur spécialisé dans le récurage inopiné des pare-brise (contre rétribution).

Selon la Presse vient d’apparaître un nouveau mot pour désigner cette espèce, mais en sa variante saisonnière et montréalaise : crevette.

Pourquoi nomme-t-on «crevettes» les jeunes qui choisissent de vivre dans les rues ou les parcs de la métropole en période estivale ? Personne ne saurait vraiment le dire. Mais dans le milieu, ce terme a été adopté pour désigner des jeunes, souvent des mineurs, provenant parfois de milieux aisés. Venus chercher «l’expérience» de la rue, ils adoptent un style vestimentaire marginal. Certains lavent des pare-brise, d’autres quémandent pour vivre. Lorsque les premiers signes de la belle saison se font voir, ils convergent au centre-ville. Si certains sont des régions du Québec ou de la métropole, d’autres viennent d’aussi loin que Vancouver, Halifax, Toronto ou les États-Unis (29 juillet 2009, p. A3).

L’activité de ce «jeune de la rue» ? «Du tourisme sans abri» ou du «Camping urbain». Si le journal le dit, ce doit être vrai.

 

[Complément du 21 mai 2016]

À cela, il fallait un autre substantif :

 

[Complément du 24 septembre 2024]

Dans son roman Petite-Ville (2024), Mélikah Abdelmoumen parle des «sans-maisons» (p. 75) ou des «gens sans maison» (p. 81).

 

Référence

Abdelmoumen, Mélikah, Petite-Ville, Montréal, Mémoire d’encrier, 2024, 290 p.

Citation liégeoise du jour

«Il me semble en effet que c’est moins la langue en elle-même que nous avons à défendre que ceux qui, par elle, adviennent à la vie sociale, et même à la vie tout court. C’est moins la langue que nous avons à illustrer que les valeurs qu’elle peut représenter et qu’elle permet d’exprimer.

[…]

C’est qu’un langage clair abat les cloisons. Il suscite le beau risque de la démocratie, car il offre la possibilité d’un contrôle sur les choses.

La véritable écologie du langage est là : autoriser le traitement direct par le citoyen de tout ce qui le touche.»

Jean-Marie Klinkenberg, «Le conseil, la langue et le citoyen», la Revue générale, 12, 1993, p. 13-21, p. 18 et 21.

De l’âme linguistique

Francesca Predazzi et Vanna Vannuccini, Petit voyage dans l’âme allemande, 2007, couverture

Imaginons pour un instant, et rien que pour un instant, qu’il existe une telle chose que l’âme, voir que l’âme nationale. C’est elle que deux journalistes italiennes, Francesca Predazzi et Vanna Vannuccini, sont allées chercher dans l’Allemagne réunifiée; c’est l’objet de leur Petit voyage dans l’âme allemande (2007).

Pour mettre en lumière cette âme supposée, elles proposent une galerie de portraits et d’entretiens, organisés en quinze chapitres, chacun correspondant à un mot (plus ou moins) récemment forgé :

Weltanschauung (vision du monde);

Nestbeschmutzer (souilleur de nid);

Querdenker (penseur latéral);

Schadenfreude (se réjouir des malheurs d’autrui);

Zweisamkeit (solitude à deux);

Vergangenheitsbewältigung (maîtrise du passé);

Männerfreundschaft (amitié virile);

Zweckgemeinschaft (union d’intérêt);

Mitläufer (marcher quand l’autre marche);

Feierabend (repos du soir);

Rechthaber (celui qui veut toujours avoir raison);

Quotenfrauen (femmes de quotas);

Wanderweg (chemin de randonnée);

Unwort (non-mot);

Zeitgeist (esprit des temps).

Pourquoi ces mots ? Parce qu’ils illustrent «la capacité infinie d’abstraction» (p. 11) et l’«amour de la taxinomie» (p. 88) de la langue allemande, cette langue qui multiplie les «petits chefs-d’œuvre d’analyse des comportements humains» (p. 87). Réputés «intraduisibles» (p. 14), les mots retenus par Predazzi et Vannuccini, ces mots qui «brillent par leur complexité et par leur précision» (p. 222), sont indispensables, écrivent-elles, à la compréhension de l’identité de l’Allemagne.

L’exergue, de Wilhelm von Humboldt, résume parfaitement cela : «L’homme voit les choses essentiellement ou plutôt exclusivement, de la façon dont la langue les lui propose» (p. 7). Oui.

 

Référence

Predazzi, Francesca et Vanna Vannuccini, Petit voyage dans l’âme allemande, Paris, Grasset, 2007, 239 p. Traduction de Nathalie Bauer. Édition originale : 2004.