Manchots et manchots

Machine à sous

Le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française énumère plusieurs espèces de manchot, cet «Oiseau piscivore de la famille des sphéniscidés, muni de nageoires, vivant dans l’Antarctique» : à ailerons blancs, Adélie, à jugulaire, antipode, barbu, d’Adélie, de Humboldt, de Magellan, des Galapagos, du Cap, empereur, papou, pygmée, royal.

Il met en garde ses lecteurs : «Il convient de ne pas confondre pingouin et manchot. Le manchot possède des nageoires et est de plus grande taille que le pingouin.»

Cette mise en garde est juste, mais insuffisante.

Soit le texte suivant, tiré des Émigrants de W.G. Sebald :

L’après-midi et la soirée, les fils du Soleil levant les passaient pareillement devant les bandits manchots, sacrifiant, la mine stoïque, des pleines poignées de pièces, se réjouissant comme des enfants un jour de fête lorsque enfin une cascade de monnaie dégringolait des entrailles de l’appareil (p. 144).

En plus des sphéniscidés, il y a donc des bandits manchots. Ce ne sont pas des oiseaux, ni des humains. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui fascine tant les Japonais, ces «fils du Soleil levant» ? Tout bêtement, des machines à sous, ce que les anglophones appellent des one-armed bandits, ces machines à un seul bras, manchotes donc, réputées subtiliser à leurs utilisateurs de «pleines poignées de pièces».

Un ajout à la mise en garde du Grand dictionnaire terminologique s’impose.

 

Référence

Sebald, W.G., les Émigrants. Quatre récits illustrés, Arles et Montréal, Actes Sud et Leméac, coll. «Lettres allemandes», 1999, 277 p. Ill. Traduction de Patrick Charbonneau. Édition originale : 1992.

Coincés ensemble

À la radio de Radio-Canada, hier : «Il y a interblocage à l’intersection des rues X et Y.» Traduction libre : un véhicule a voulu passer au vert; la circulation devant lui l’en a empêché; quand le feu tourne au rouge, il est coincé dans le carrefour et il gêne le passage des autres; il bloque donc toute l’intersection, d’où interblocage.

Le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française ne connaît pas le mot dans ce sens, mais il existe un interblocage en informatique : «Situation qui provoque un blocage complet du système et qui se produit lorsque deux programmes tentent d’avoir accès à une même ressource simultanément, ou lorsque l’un d’entre eux attend une information que seul l’autre peut lui fournir, mais est temporairement dans l’impossibilité de le faire.» Le mot a notamment pour synonymes étreinte fatale, étreinte mortelle et verrou mortel.

On le voit : au-delà de la circulation et de l’informatique, interblocage pourrait être utilisé à plusieurs autres sauces, de la discussion politique à la vie de couple.

Mise au point nécessaire

Le constructeur automobile Ford lance le système Sync : vous parlez à votre voiture pour contrôler votre lecteur multimédia ou pour utiliser votre téléphone.

Sync offre une commande Messages textes audibles :

Vous voulez recevoir et répondre à un message texte au volant ? Aucun problème avec Sync, il vous suffit d’appuyer sur un bouton et Sync vous le lira. Le système est assez intelligent pour traduire des expressions courantes en langage SMS comme MDR et :). Et en plus, vous pouvez répondre en mode mains libres. Dites simplement à Sync d’envoyer une de ses 15 réponses textes personnalisées.

La publicité télévisée de Ford met en vedette cette commande. On entend une voix (féminine) lire un texto : «Amène-moi une pinte de lait.»

Le système n’est encore pas tout à fait au point. La voix est un peu artificielle. Les fautes de langue, par exemple un verbe mal choisi («Amène»), ne sont pas corrigées.

Ça viendra ?

Le bon vieux temps est-il poche ?

Il y a jadis naguère, l’Oreille tendue était petite. Dans la cour d’école, l’adjectif poche avait largement cours : un jeu pouvait être poche, Untel aussi, l’école indubitablement. Ce n’était pas très grave que quelque chose soit poche, même si le mot était évidemment synonyme de nul, inintéressant, moche, etc.

Elle le croyait tombé en désuétude. Elle se trompait.

Au fil des années récentes, les journaux montréalais l’ont utilisé à l’occasion. La Presse : «Concours “affichage poche”» (22 mars 2005, cahier Actuel, p. 7); «Poche au cube» (5 avril 2007, cahier Arts et spectacles, p. 9); «La vie est poche» (7 avril 2005, cahier Actuel, p. 1). Le Devoir : «L’école full poche» (9 juin 2009, p. A6).

L’Oreille en relève aussi une occurrence la semaine dernière : «“Les victoires morales, c’est poche.” Il importe à Cammalleri que le CH reste uni dans les malheurs» (la Presse, 18 décembre 2009, cahier Sports, p. 2). Qu’avait dit le numéro 13 des Canadiens de Montréal (le CH) en version originale ? «It sucks

On trouve même le mot dans la médiocre «adaptation québécoise» de Tintin par Yves Laberge, les Aventures de Tintin. Colocs en stock : «Ah ! j’me trouve poche…» se lamente le héros à la houppe (p. 53).

Cet adjectif a la vie bien plus dure que l’Oreille ne le croyait.

 

[Complément du 17 mars 2013]

On trouve une variante orthographique : «c’est poch» (la Presse, 16 mars 2013, cahier Arts, p. 2).

 

[Complément du 13 avril 2015]

Dans la Presse+ du 12 avril, Anabelle Nicoud cite une linguiste française :

«Il est clair qu’il y a un renouvellement du parler des jeunes», croit Marie-Madeleine Bertucci, sociolinguiste, professeure de sciences du langage à l’Université de Cergy-Pontoise. Ainsi, le français oral s’enrichit des influences venues de l’ensemble de la francophonie (l’expression québécoise «poche» semble ainsi faire son arrivée en France), d’expressions tziganes (ces mots se reconnaissent au suffixe -ave : comme «marave» — casser la gueule —, «pourrave» — pourri), de régionalismes français ou encore de l’arabe (le mot «kif» est ainsi entré dans le langage courant).

 

Référence

Hergé, les Aventures de Tintin. Colocs en stock, Casterman, 2009, 62 p. «Adaptation pour le Québec : Yves Laberge.»