Le niveau baisse ! (1962)

«Maître Normand, notaire à Sainte-Eulalie, est d’avis que les impôts sont trop élevés; que l’art oratoire est en décadence; que, de manière générale, le monde court à sa perte.

La faute en est évidemment à la jeunesse.

— Les jeunes d’aujourd’hui, monsieur l’abbé, ne savent plus raisonner. Tirer une conclusion de données bien posées leur paraît une opération trop difficile et, pour tout dire (l’avant-bras balayant l’espace), pas très intéressante. Je ne sais pas ce qu’on leur enseigne dans les collèges, mais le résultat est déplorable. J’ai bien peur que l’on n’y sacrifie un peu trop souvent sur l’autel du hockey (Maître Normand prononce “hocquet”), de la balle au camp et du tennis. Notre temps est celui de la facilité, monsieur l’abbé !»

Source : Gilles Marcotte, le Poids de Dieu, Paris, Flammarion, 1962, 218 p., p. 119.

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Accouplements 41 bis

Pierre Popovic, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, 1996, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue lui ayant suggéré The People v. O.J. Simpson, celle-ci a regardé les trois premiers épisodes de cette série télévisée au début de cette semaine. Elle se tâte encore (en tout bien tout honneur) : va-t-elle continuer ?

Plus tôt aujourd’hui, les réseaux sociaux se sont enflammés : on aurait retrouvé un couteau qui aurait été enterré chez O.J. Simpson et qui aurait été caché depuis près de vingt ans par celui à qui on l’aurait remis et qui l’aurait gardé sans en parler, ce qui pourrait relancer l’enquête sur l’assassinat de Nicole Brown et Ronald Goldman, ou pas, c’est selon.

Puis, il y a quelques minutes, ceci, en relisant les passionnants entretiens qu’a accordés Gilles Marcotte à Pierre Popovic en 1996 :

Pour le Canada, je parlerais d’abord des institutions, qui ne modèlent pas seulement les comportements extérieurs, mais aussi bien les façons de penser, voire de sentir. Notre régime judiciaire, nos institutions parlementaires, le fédéralisme, tout cela nous a marqués profondément — il resterait à dire de quelle façon, et je regrette que ce grand travail n’ait pas été seulement amorcé —, et nous distingue très nettement des Américains. Il suffisait de regarder pendant quelques minutes le procès O.J. Simpson, à la télévision, pour comprendre que cela se passait dans un pays très différent du nôtre. En ce sens, nous demeurerions canadiens même si le Québec se séparait de la confédération (p. 149).

Deux pays, en effet.

 

Référence

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

L’art de se faire des amis

Marc Cassivi. Mauvaise langue, 2016, couverture

Sous le titre Mauvaise langue, Marc Cassivi publie au moins deux livres.

Il y a son itinéraire linguistique personnel, de Gaspé au Mile-End, ce quartier montréalais que plusieurs «considèrent comme une sorte d’eldorado de tranquillité et de vivre-ensemble linguistiques» (p. 91), en passant par Westmount et le West-Island. Cet itinéraire est doublement intéressant.

D’une part, il rappelle une réalité que l’on passe trop souvent sous silence : aujourd’hui, le contact des langues est la norme, plus que l’exception. (Là-dessus, [re]lisez Parler plusieurs langues de François Grosjean.) Voilà pourquoi Cassivi, né dans une famille francophone et scolarisé en français, mais ayant grandi en partie dans un environnement anglophone, entouré de gens d’origines diverses, peut écrire en incipit de son livre : «Je parle depuis 30 ans le franglais avec mon frère jumeau» (p. 9).

D’autre part, la trajectoire linguistique de Cassivi met en relief qu’en matière de langue les effets générationnels sont capitaux : «L’anglais n’est plus, pour la plupart des Québécois de moins de 35 ans, la langue du joug des patrons d’usines méprisants des années 50 qui tenaient les francophones pour des citoyens de seconde zone» (p. 82). Refuser de prendre en compte cette transformation, c’est s’empêcher de comprendre la situation linguistique au Québec en 2016 — et de la modifier, si on le souhaite.

À côté de ce récit personnel, il y a, dans Mauvaise langue, un pamphlet. Quelles en sont les cibles ? Des personnes : Christian Rioux, Mathieu Bock-Côté, Louis Cornellier, Gilles Proulx, Denise Bombardier, les cinéastes Jean-Pierre Roy et Michel Breton. Des catégories : les «chevaliers de l’apocalypse linguistique» (p. 11), les «monomaniaques» — «du français» (quatrième de couverture), «du français et de la patrie» (p. 11), «de la langue française» (p. 53) —, les «curés» — tout court (p. 11), «de la langue» (p. 77), «de la patrie» (p. 99) —, les «puristes» (p. 12, p. 80) et les «puritains de la langue» (p. 72), les «“nationaleux” anglophobes» (p. 41) et les «nationalistes identitaires» (p. 50), les «thuriféraires» (p. 53) et les «laudateurs» du «nationalisme ethnique» (p. 58), les «colonisés» (p. 82), les «nationalistes conservateurs» (p. 85), les «réactionnaires» (p. 85), les «paranoïaques de la langue» (p. 86). L’auteur n’a pas l’air de tenir mordicus à se faire des amis.

Dans un ouvrage récent, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), l’Oreille tendue s’en prend grosso modo aux mêmes cibles, qu’elle regroupe sous l’étiquette d’«essentialistes». Elle serait malvenue de reprocher pareilles attaques à Marc Cassivi, mais elle aborde la question par un angle différent, moins rivé aux questions d’identité (personnelle, nationale).

La critique de Cassivi a ceci d’intéressant qu’il défend des positions qui pourraient être celles de ses adversaires. Il croit par exemple à la nécessité de maintenir la Charte de la loi française (p. 96) et les quotas de musique francophone à la radio (p. 82-83). Il se définit comme indépendantiste (mais un indépendantiste meurtri par les propos de Jacques Parizeau au moment de la défaite du camp du oui lors du référendum sur l’indépendance nationale québécoise de 1995). Il se méfie de l’assimilation linguistique (p. 97, entre autres exemples).

Là où il s’éloigne de ses adversaires, et radicalement, c’est au sujet du rapport à l’anglais. Pour lui, impossible de refuser le bilinguisme individuel (il n’aborde presque pas le bilinguisme institutionnel). Il a besoin de l’anglais et il ne s’en cache pas. (L’Oreille ne comprend pas très bien pourquoi on pourrait lui reprocher cela. On le lui a pourtant beaucoup reproché sur les médias dits «sociaux».)

Livre de souvenirs, donc, et pamphlet politique. En revanche, Mauvaise langue n’est pas un ouvrage de linguistique (Marc Cassivi est journaliste, pas linguiste). Il cite très peu d’études savantes dans ce domaine et il avance un certain nombre de choses contestables. Relevons-en deux.

Les Québécois parleraient la «langue québécoise» (p. 71) ou le «québécois» (p. 79) ? Non. Les francophones du Québec parlent le français — plus précisément le «français québécois» (p. 81).

À longueur de pages, Marc Cassivi parle du franglais. Cela pose un problème : qu’est-ce que le franglais ? Du «bilinguisme syntaxique» (p. 10) ? De l’«alternance codique» (p. 10, p. 35, p. 95) ? Une langue à part ou un idiome (p. 24, p. 96, p. 97) ? (Ce n’est pas la première fois que l’Oreille en a contre le flou conceptuel [euphémisme] autour de ce mot.)

Ce serait toutefois faire un mauvais procès à Marc Cassivi que de lui reprocher de ne pas avoir fait le livre qu’il n’a pas voulu faire. Dans ce bref texte — «court manifeste», dit la quatrième de couverture; «court essai», est-il écrit page 11 —, on trouve les propos d’un citoyen engagé, mais à contre-courant. Dubitatif devant le «péril linguistique» (p. 99) conjecturé par plusieurs, Marc Cassivi est nuancé sur la situation actuelle du français au Québec (p. 56). Sa position se défend. Discutons-la sans faire de lui un cheval de Troie de l’anglicisation.

P.-S. — Cassivi dit avoir la nationalité française (p. 61-62). Il se définit «féministe athée» (p. 71). Il aime la culture anglo-saxonne. Cet homme court après le trouble.

P.-P.-S. — C’est quoi, ça, un «décès éventuel» (p. 27) ? Par qui les deux «bandes rivales» de la page 76 ont-elles été «criminalisées» ? Qui a démontré que la «déprime postréférendaire des années 80 a eu pour corollaire d’inspirer nombre de groupes rock francophones à chanter en anglais plutôt qu’en français» (p. 83) ? Comment «Sacha le musicien» fait-il pour partager «son temps» entre… un seul orchestre, «torontois et montréalais» (p. 91) ?

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Grosjean, François, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015, 228 p. Ill.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Être et avoir ? Oui

Pierre Popovic, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, 1996, couverture

À l’occasion (ici, ), l’Oreille tendue aime rappeler qu’il est parfaitement légitime d’utiliser les verbes avoir et être, malgré ce que semblent croire des hordes de professeurs de français.

Elle s’est donc réjouie de (re)lire ceci, dans les entretiens qu’a donnés Gilles Marcotte à Pierre Popovic en 1996 sous le titre De la littérature avant toute chose :

Mais ce qui me frappait, qui m’attirait surtout dans ce livre [la Vie intellectuelle, 1921], c’était l’écriture. Le père Sertillanges était un bon écrivain. Il pratiquait une écriture très simple, économe, réduite à l’essentiel, très peu portée sur les figures de style. J’opposais cette langue-là à ce qu’exigeait de nous le professeur de rhétorique qui, lui, voulait nous faire suivre les conseils du manuel Durand, supprimer presque tous les mots non colorés, notamment les verbes être et avoir. Il les soulignait même, avec réprobation, dans les citations. J’ai vraiment opté, à ce moment-là, contre mon professeur, avec une conscience plus ou moins nette des enjeux, pour l’écriture simple contre l’écriture ornée, visiblement travaillée (p. 14-15).

Le conseil demeure est valable.

 

[Complément du jour]

S’agissant de la poésie de Saint-Denys Garneau :

D’autre part, la forme même de sa poésie me convenait tout à fait : cette poésie extrêmement simple, nue, qui aime le verbe être et le verbe avoir, qui n’emploie jamais de grands mots, qui reste tout près du murmure de la confidence, cela correspondait à l’idée que je me faisais instinctivement de l’écriture, de la poésie vraie (p. 53).

 

[Complément du 3 janvier 2017]

Dans son roman graphique Fun Home (2006), Alison Bechdel se souvient des commentaires d’un de ses professeurs sur un de ses devoirs de lettres :

Our papers came back bloodied with red marks—most lavishly the withering «WW» for «Wrong Word».
«Is» ? How can «is» be wrong ?
(éd. de 2014, p. 201).

En anglais comme en français, le verbe to be (être, «is») pourrait donc être le mauvais mot («Wrong Word»). Pourquoi ?

 

[Complément du 27 juin 2022]

Souvenir scolaire d’Élise Turcotte dans Autobiographie de l’esprit (2013) : «Je me souviens que le verbe être était interdit à l’école» (p. 42).

 

[Complément du 20 a0ût 2023]

On ne cesse, au Québec, de vanter les mérites linguistiques du descripteur sportif René Lecavalier. Quel conseil a-t-il donné à Claude Raymond, joueur de baseball reconverti en analyste télévisuel ? «Comme René Lecavalier me l’avait déjà conseillé, une des clés était de rester simple, de ne pas hésiter à utiliser les verbes avoir et être» (chapitre «Du haut de la passerelle», dans Frenchie).

 

Références

Bechdel, Alison, Fun Home. A Family Tragicomic, New York, A Mariner Book, Houghton Mifflin Harcourt, 2014, 232 p. Édition originale : 2006.

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

Raymond, Claude, avec Marc Robitaille, Frenchie. L’histoire de Claude Raymond. Récit biographique, Montréal, Hurtubise, 2022. Ill. Préface d’Yvan Dubois. Édition numérique.

Turcotte, Élise, Autobiographie de l’esprit. Écrits sauvages et domestiques, Montréal, La mèche, coll. «L’ouvroir», 2013, 229 p. Ill.