Prudence

Mauricio Segura, Viral, 2020, couverture

Soit la phrase suivante, tirée d’un dialogue de Viral, le roman récent de Mauricio Segura :

Certains immigrants, poursuivit Alexandre, c’est plate à dire, arrivent ici avec une mentalité, euh… peu évoluée ? (p. 62)

Plate à dire : qu’est-ce à dire ?

En 2004, l’Oreille tendue coproposait l’explication suivante de cette expression :

Précède un commentaire dont on sait qu’il est déplacé. C’est plate à dire, mais les allophones / les autochtones / les ethnies / les Québécois de souche, y consomment (p. 165).

Synonymes : J’veux rien dire, mais; C’est triste à dire, mais.

P.-S.—La polysémie de plate est, en effet, considérable.

 

[Complément du 27 février 2021]

Existe en version écrite : «C’est plate à écrire, mais le compte Instagram de Britney Spears, tellement bizarre, ne donne pas non plus l’impression qu’elle est en pleine possession de ses moyens» (la Presse+, 27 février 2021).

 

[Complément du 12 décembre 2021]

Existe en version sportive, dans la Presse+ du 16 janvier 2021 :

L’expression «plate à dire» dans un texte sur le sport dans la Presse+

 

Références

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Segura, Mauricio, Viral. Roman, Montréal, Boréal, 2020, 294 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, éd. de 2019, couverture

Queering Maurice Richard

L’Oreille tendue, depuis au moins six lustres, s’intéresse au mythe de Maurice Richard (1921-2000) — c’est du hockey.

En 1998, elle faisait paraître un article intitulé «Le Rocket au cinéma. Les yeux de Maurice Richard, prise 2». Il y était notamment question de l’érotisation, par des hommes, du célèbre numéro 9 des Canadiens de Montréal. L’extrait qui suit portait sur un documentaire de l’Office national du film du Canada de 1971.

Peut-être Maurice Richard est un film masculin. Sauf une, les personnes interviewées sont des hommes : la seule femme qui ne soit pas spectatrice dans le film ne parle que quelques secondes, elle se cache derrière des lunettes noires et elle n’est pas identifiée (les hommes le sont). Cette clôture sexuelle est renforcée par des propos qui confinent à une érotisation masculine du sujet mythique. Tel «admirateur», le tavernier Marcel Couture, l’avoue sans détour, lui qui raconte avoir suivi le hockeyeur dans ses matches, à domicile et à l’étranger, en attente du moment historique du 500e but : «Maurice Richard nous faisait trembler, Maurice Richard je l’ai toujours eu dans la peau.» «Gabriel Leclerc, professeur», évoque le temps où Richard était son élève et, se réclamant de saint François de Sales — «On prend plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec un tonneau de vinaigre» —, il livre son secret pédagogique : «Il fallait savoir le prendre. […] Alors moi je l’ai pris par douceur et j’ai obtenu de lui tout ce que j’ai voulu.» Commentant, verre à la main, de grandes photos placées derrière lui, un client ivre de la taverne que visitera plus tard le Rocket décrit la technique de celui-ci, «un joueur déterminé, fougueux», face à un gardien «effrayé» protégeant sa «cage». Loin d’employer un ton professoral ou technicien, il érotise son objet : «Lui, ce qu’il cherche Maurice Richard, c’est la rondelle pour la loger là où elle va, où elle est supposée d’aller, elle va dans les goals. C’est là qu’a va.» Cette téléologie de la pénétration («C’est là qu’a va»), approuvée par les buveurs s’il faut en croire leurs applaudissements nourris, prend appui sur un lapsus : Pindare bourré, ce client parle de la goal (le mot est généralement masculin), travestissant du masculin en féminin, ne serait-ce que grammaticalement. En ce lieu fermé aux femmes et à leur regard qu’est la taverne en 1971, là où des hommes se livrent à des parties de bras de fer sous l’œil égrillard d’une assemblée d’hommes («Jeux de mains jeux de vilains», glisse un spectateur), énoncer semblable enseignement n’est pas innocent. Quelle que soit sa forme, cette érotisation distingue le film de la prose romanesque et elle oblige à revenir sur l’analyse de Renald Bérubé dans «Les Québécois, le hockey et le Graal» en 1973 :

Il faut […] se demander ceci : le hockey, et plus spécialement l’identification à Maurice Richard et aux Canadiens de Montréal, n’est-il pas, au Québec, la vengeance de la virilité triomphante sur l’impuissance presque institutionnalisée des gens en place (des gens bien) ? Ne marque-t-il pas aussi un culte (mais sublimé) de la force physique dans un pays qui a longtemps prêché la honte du corps ?

Cette «virilité» est certes «triomphante» dans la rhétorique des amateurs de hockey et le «culte» de la «force physique» en est une constituante, mais il ne s’agit peut-être pas seulement, dans le film de Gascon, d’une virilité et d’un culte considérés sous l’angle d’une traditionnelle bipartition des rôles sexuels.

Prudente, l’Oreille ajoutait ceci en note : «Évitant de m’aventurer plus avant sur ce chemin glissant, j’offre à quiconque souhaiterait l’utiliser le titre suivant : “Hockey Heroes and Male-Bonding : Queering Maurice Richard”.»

Cette semaine, sur les murs de son université, elle tombe sur l’affiche suivante :

 

Photo de Maurice Richard, annonce de colloque, Université de Montréal, décembre 2019

Aurait-on décidé de prendre l’Oreille au pied de la lettre ?

P.-S.—Oui, c’est Richard sur la photo.

 

Références

Bérubé, Renald, «Les Québécois, le hockey et le Graal», dans Voix et images du pays VII, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1973, p. 191-202. https://doi.org/10.7202/600276ar

Melançon, Benoît, «Le Rocket au cinéma. Les yeux de Maurice Richard, prise 2», Littératures (revue du Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill), 17, 1998, p. 99-125. https://doi.org/1866/28628

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Dormir sous le regard du Rocket

L’Oreille tendue se répète encore une fois : la mémoire du hockeyeur Maurice Richard (1921-2000) est partout au Québec et au Canada. On ne rate aucune occasion d’honorer «Le Rocket», le célèbre numéro 9 des Canadiens de Montréal.

À Montréal, Maurice Richard a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. (Il a aussi sa place sur le Walk of Fame du Madison Square Garden de New York et sur le Canada’s Walk of Fame de Toronto.) À cinq statues : devant l’aréna qui porte son nom, à côté du Centre Bell, au rez-de-chaussée des cinémas AMC-Forum-Pepsi, dans le Complexe commercial Les Ailes, parmi les statues de cire du Musée Grévin. À son gymnase, celui de l’école Saint-Étienne.

Sur l’île de Montréal, depuis peu, la circonscription provinciale de Maurice-Richard a remplacé Octave-Crémazie. Inauguré en 2019, le pont Samuel-de-Champlain aurait pu s’appeler du nom de l’ailier droit. Il y a un lac Maurice-Richard, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. Il y a le lac et la baie du Rocket près de La Tuque. Il y a une rue Maurice-Richard et une place Maurice-Richard, à Vaudreuil-Dorion, en banlieue de Montréal.

Le Canada n’est pas en reste. L’État fédéral a érigé une statue de Maurice Richard devant le Musée canadien des civilisations, devenu le Musée canadien de l’histoire, celui où a été montée en 2004 l’exposition, devenue itinérante depuis, «Une légende, un héritage. “Rocket Richard”. The Legend — The Legacy». Il a émis un timbre à l’effigie du hockeyeur et il lui fait allusion, par Roch Carrier interposé, sur les billets de banque de 5 $. L’Oreille s’est laissé dire que, à Calgary, une «Richard’s Way» (ou serait-ce une «Richard’s Road» ?) l’aurait honoré. Du temps où les affaires allaient moins mal, il y avait une salle Maurice-Richard au siège social de Research in Motion (le Blackberry), à Waterloo; peut-être y est-elle toujours. Depuis 2012, pour atterrir à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, les pilotes peuvent emprunter un corridor aérien nommé MORIC, pour qui vous savez.

Ajoutons aujourd’hui à cette liste (au moins) deux chambres d’hôtel, où les clients peuvent dormir sous le regard du Rocket.

À Montréal, depuis quelques années, l’Hôtel 10 a une suite — la 2116 — qui honore la mémoire d’André «Dédé» Fortin. Selon des sources sûres, on y trouve un portrait de Richard.

Également à Montréal, Uville, un nouvel «hôtel-musée», fait plus fort, dixit le quotidien le Devoir : «Au 4e étage, une chambre porte les couleurs de la Sainte-Flanelle et rend hommage à Maurice Richard.» Au mur : des photos du joueur, parfois en action, son maillot.

Richard ne se trouve pas que dans cette chambre :

Au quatrième étage, les chuchotements d’une révolution en préparation semblent retentir entre les murs. Sur la place centrale, une grande fresque présente une famille réunie autour d’un crucifix. Sous ce dernier, sur un écran, le Rocket inscrit le tour du chapeau qui lui garantit sa première Coupe Stanley. «Le culte de la Sainte-Trinité faisait doucement place à celui de la Sainte-Flanelle. Tranquillement, on forgeait notre propre identité en réinventant nos repères communs», souligne [le vice-président de l’hôtel, Daniel] Gallant.

Faites de beaux rêves.

 

[Cette énumération n’est évidemment pas exhaustive. Elle reprend et développe des éléments d’un livre d’abord paru en 2006, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle.]

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture