De l’utilité des lieux communs

Hier, la Ligue nationale de hockey a acheté une pleine page de publicité dans le quotidien la Presse (p. A21) pour rendre hommage à Jean Béliveau (1931-2014). Au-dessus d’une photo du joueur portant la coupe Stanley et du logo de la LNH, on lit ceci :

Aucun livre des records ne peut mesurer, aucune image ne peut dépeindre, aucune statue ne peut exprimer la grandeur du remarquable Jean Béliveau.

Son élégance et son talent sur la patinoire lui ont valu l’admiration du monde du hockey tandis que son humilité et son humanité dans la vie de tous les jours lui ont attiré l’affection des partisans de partout.

Malgré tous les accomplissements et toutes les récompenses, il a toujours été et restera le garçon dont l’unique rêve était de jouer avec les Canadiens de Montréal. Le hockey se porte mieux aujourd’hui en raison de la réalisation de ce rêve.

Le départ de Monsieur Béliveau laisse un vide incommensurable au sein de la famille du hockey. Alors que nous pleurons sa disparition, nous chérissons son héritage : un sport à jamais élevé par son caractère, sa dignité et sa classe.

Comment appelle-t-on ce joueur «remarquable», ce membre admiré de «la famille du hockey», cet homme pour lequel tous ont de «l’affection» ? «Monsieur Béliveau.»

Quels sont les mots qui le caractérisent ? «Grandeur», «élégance», «talent», «humilité», «humanité», «héritage», «dignité», «classe».

On ajouterait à cette liste «gentilhomme», «gentleman», «prestance», «grâce», «loyauté», «fidélité» et «générosité», et on mentionnerait son «esprit d’équipe» ou sa «force tranquille» : on aurait alors le portrait que donne le Canada de Jean Béliveau depuis l’annonce de sa mort.

Ce qui frappe, en effet, dans cette série de mots, c’est leur récurrence : tout le monde dit la même chose, à peu près de la même manière.

On pourrait expliquer cela par la justesse du portrait : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde s’entendrait.

On pourrait invoquer un autre facteur d’explication : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde aurait besoin de se retrouver autour de mots partagés, ce que l’on appelle, en critique littéraire, des lieux communs, des stéréotypes, des clichés.

Alors que la littérature, depuis environ deux siècles, cultive la méfiance envers les lieux communs, quand elle ne les récuse pas, parfois avec violence, le discours sportif se nourrit d’eux. Qu’on le saisisse dans les médias, chez les amateurs ou au sein de la population en général, ce discours, rassembleur par essence, repose sur le recours constant aux mêmes mots et expressions.

C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force : il unit les membres d’une communauté (pour faire partie d’une communauté, il faut connaître son lexique). Sa faiblesse : il est constamment menacé de banalité et de répétition.

On entend l’une et l’autre, la force et la faiblesse, le resserrement d’une communauté comme le caractère rebattu de son hommage, dans le discours commémorant la vie et la carrière de Jean Béliveau.

Il n’y a lieu ni de s’en étonner ni de s’en offusquer.

Le fantôme de Jean Béliveau

Denis Coderre et le fantôme de Jean Béliveau

 

Jean Béliveau vient de mourir à l’âge de 83 ans. L’ancien joueur de centre des Canadiens — c’est du hockey — aurait pourtant été un fantôme depuis plusieurs années. Cela demande explication.

L’Oreille tendue l’a déjà expliqué ici : les fantômes du Forum seraient les esprits des anciens joueurs des Canadiens de Montréal, le Forum étant l’aréna où l’équipe a joué pendant plusieurs décennies. Ils aideraient, dans l’ombre, les joueurs venus après eux. Leur intervention expliquerait certaines victoires tout à fait imprévisibles de l’équipe de Montréal. Jean Béliveau aurait fait partie de ces fantômes du Forum, qui seraient passés en 1996 de cet aréna au Centre Molson, devenu depuis le Centre Bell.

Tous ne s’entendent pas sur l’identité des anciens joueurs réunis sous l’appellation fantômes du Forum. Certains nomment des joueurs morts, d’autres des joueurs morts et des joueurs vivants.

C’est le cas du théologien Olivier Bauer dans son ouvrage Une théologie du Canadien de Montréal (2011) : «Les fantômes du Forum sont les 15 joueurs exceptionnels dont les numéros ont été retirés de l’équipe en signe de reconnaissance» (p. 196 n. 74).

Dans le court métrage d’animation Alex et les fantômes (2009), Éric Warin mêle lui aussi des morts (Howie Morenz, Maurice Richard) et des vivants (Jean Béliveau, Guy Lafleur).

Jean Dion ne disait pas autre chose dans le Devoir d’hier (p. A8) :

Il était aussi l’un des fantômes du Forum, et même fantôme en chef depuis le décès de Maurice Richard [en 2000]. Ces joueurs d’un autre âge qui se chargeaient d’intervenir de manière surnaturelle pour permettre au Canadien de se sauver in extremis avec les honneurs de la Coupe Stanley. Eux savaient comment procéder, à commencer par Béliveau qui possédait une bague pour chaque doigt.

Des fantômes vivants ? L’Oreille ne s’y fait pas.

 

Référence

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Jean Béliveau (1931-2014)

Jean Béliveau, au début des années 1950, répondant à son courrier

«Fier de sa taille élégante,
Ce brillant patineur nous enchante :
Il attire,
On l’admire,
On le suit :
Tout le monde applaudit»
(Joseph-Alexandre de Ségur, 1757-1805, «Le patineur»)

L’ancien joueur de hockey des Canadiens de Montréal Jean Béliveau vient de mourir.

L’Oreille tendue a souvent écrit sur lui, parfois longuement (en août 2011, «Le Gros Bill a 80 ans») parfois plus brièvement :

le 17 janvier 2012 sur ses lectures,

le 16 avril 2012 sur son coéquipier Émile «Butch» Bouchard,

le 1er avril 2013 sur un livre de Simon Grondin où il est question de lui,

le 13 mai 2013 sur les «feintes savantes du Gros Bill»,

le 28 octobre 2013 sur sa place dans les publicités des Canadiens de Montréal,

le 9 janvier 2014, sur Alex et les fantômes (2009), le court métrage d’animation d’Éric Warin, où l’on voit Béliveau,

le 3 mai 2014 sur une autre publicité, celle de Ford,

le 16 mai 2014 sur l’«élégance» de Jean Béliveau selon le poète Bernard Pozier,

le 3 juin 2014 sur Bill Ballantine, Bob Morane et le numéro 4,

le 13 juin 2014 sur Béliveau vu par Mordecai Richler.

 

[Complément du 4 décembre 2014]

Depuis hier, l’Oreille tendue a beaucoup parlé, dans les médias, de la représentation culturelle de Jean Béliveau.

À Marie-France Bazzo, à l’émission C’est pas trop tôt ! (radio de Radio-Canada)

À Jacques Beauchamp, à l’émission Pas de midi sans info (radio de Radio-Canada)

À Catherine Lachaussée, à l’émission Radio-Canada cet après-midi (radio de Radio-Canada)

À Michel Viens et Marie-José Turcotte, à une émission spéciale de la chaîne RDI (télévision)

À François Cormier, à l’émission Téléjournal Grand Montréal (télévision de Radio-Canada)

À Anne-Marie Dussault, à l’émission 24 heures en 60 minutes de la chaîne RDI (télévision)

À Gabriel Béland, du journal la Presse

Elle signe aussi un texte dans la Presse+ du jour.

La première image qu’elle évoque est visible ici.

 

[Complément du 5 décembre 2014]

À Maya Johnson, à l’émission CTV News (télévision)

À Stephen Brunt, du réseau Sportsnet (télévision)

 

[Complément du 7 décembre 2014]

À Martin Labrosse, à l’émission RDI Martin week-end de la chaîne RDI (télévision)

 

[Complément du 11 décembre 2014]

À Marc André Masson, à l’émission RDI Matin de la chaîne RDI (télévision)

À Michel C. Auger, à l’émission le 15-18 (radio de Radio-Canada)

 

[Complément du 15 décembre 2014]

Au cours des derniers jours, l’Oreille tendue a publié plusieurs nouveaux billets sur Jean Béliveau.

Sur Jean Béliveau et les fantômes du Forum

Sur l’importance des lieux communs dans le sport

Sur Jean Béliveau épistolier

Sur les chapelles ardentes de Maurice Richard et de Jean Béliveau

Sur les funérailles de Jean Béliveau et la poésie

 

[Complément du 31 août 2023]

Depuis…

Sur Jean Béliveau et Lionel Groulx

Sur Jean Béliveau et Guy Lafleur

Sur Jean Béliveau et ses patrons

Non, Maurice Richard n’est pas qu’un projet de nom de pont

«Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One

Le gouvernement fédéral du Canada a finalement patiné de reculons : le pont Champlain ne sera pas dé / rebaptisé; il ne s’appellera pas le pont Maurice-Richard.

L’ex-célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal n’est pas pour autant sorti de l’actualité.

Son prénom se retrouve en couverture (canadienne) du magazine américain Sports Illustrated.

 

Couverture de l’édition canadienne de Sports Illustrated, décembre 2014

(Jean ? Jean Béliveau. Guy ? Guy Lafleur.)

L’Oreille tendue découvre aussi deux bandes dessinées de Robert Ullman, avec ou sans Jeffrey Brown. La première, «Libérez le Rocket !» (2011), raconte l’émeute du 17 mars 1955, cette pièce centrale du mythe de Maurice Richard. La seconde, «The Rocket vs. ”Killer” Dill» (2014), met en scène les bagarres entre «Le Rocket» et un goon des Rangers de New York, Bob «Killer» Dill, le 17 décembre 1944.

Non, Maurice Richard n’est pas mort.

P.-S. — Oui, certes : le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît que l’expression à reculons, et pas de reculons. C’est une autre divergence transatlantique.

P.-P.-S. — Pour en savoir plus sur le travail de Robert Ullman, on clique ici.

P.-P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois que Richard apparaît sur la couverture du Sports Illustrated. C’était déjà le cas le 21 mars 1960, avec une illustration signée Russell Hoban.

 

Couverture de Sports Illustrated, mars 1960

 

Références

Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.

Ullman, Robert, «The Rocket vs. ”Killer” Dill», dans «Old-Timey» Hockey Tales, Volume Two, Wide Awake Press, 2014, s.p.