Autoportrait de lectrice-cueilleuse

Chantal Thomas De sable et de neige, 2021, couverture

«J’appartiens à l’âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade. Et quand j’ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j’ai pensé que j’irais à travers des milliers de pages animée de l’esprit de cueillette, j’empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s’alléger tout en s’accroissant.»

Chantal Thomas, De sable et de neige, avec des photos d’Allen S. Weiss, Paris, Mercure de France, coll. «Traits et portraits», 2021, 199 p., p. 177.

Claude Provost (1933-1984)

Portrait de Claude Provost

Claude «Jos» Provost a été ailier droit pour les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — de 1955 à 1970. Ceux qui se souviennent encore de lui ont à l’esprit l’image d’un joueur appelé à couvrir les meilleurs joueurs de l’équipe adverse, notamment Bobby Hull, dont il était «l’ombre». Aujourd’hui, on dirait peut-être de lui que c’est un «plombier».

Malgré l’oubli relatif dans lequel il est tombé, il a eu une belle carrière : neuf coupes Stanley, dont cinq de suite; première équipe d’étoiles de la Ligue nationale de hockey en 1964-1965; trophée Bill-Masterton en 1967-1968; participation à onze matchs des étoiles de la LNH. Il a côtoyé de très grands joueurs : Maurice Richard, Jean Béliveau, Jacques Plante, Doug Harvey, Henri Richard (dont Provost a été très proche, comme le rappellent Denis Richard et Léandre Normand).

La culture s’est peu souvenue de lui : pas de chanson, aucune bande dessinée, peu de films (Peut-être Maurice Richard, 1971). Les prosateurs ont à peine été moins chiches. Provost fait une apparition dans Arvida, de Samuel Archichald (p. 221). Claude Dionne, en 2012, se souvient, sans le nommer, du joueur qui «se dégantait, comme la bigote avant de plonger le bout de ses doigts dans le bénitier de marbre, et se signait maladroitement avant de poser le patin sur la glace» (p. 36). Chez Marc Robitaille, on apprend qu’il fumait le cigare (p. 26). Il donne son nom au personnage principal de la Surface de jeu (2020).

En fait, Claude Provost n’avait plus qu’un seul vrai fan : l’écrivain, anthropologue, conférencier et homme de radio Serge Bouchard. Dans son plus récent recueil de textes, Un café avec Marie (2021), Bouchard consacre un texte à Provost, «Le chandail numéro 14 des Canadiens de Montréal» (p. 30-32), texte qu’il a d’abord lu à l’émission C’est fou… L’éloge est absolu : «Son visage inoubliable devrait se retrouver en trois dimensions au plafond du centre Bell. C’est lui, le vrai fantôme du Forum, la gueule du sacrifice, la gueule du gagnant» (p. 32). Provost était petit, massif, travaillant, fier — comme Serge Bouchard.

Serge Bouchard vient de mourir. Il va manquer à l’Oreille tendue.

P.-S.—Voir aussi «Claude Provost», dans Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux (2005) :

Le joueur de hockey de ma jeunesse, c’était Claude Provost, le numéro 14 des Canadiens. Il n’était pas grand, il n’était pas gros. Éloge du tocson, du plus large que long, jambes arquées, larges épaules, tête frisée, nez brisé et un cœur gros comme un tour du chapeau. Il n’était même pas beau, mon Claude Provost. Il jouait dans l’ombre des plus grandes légendes. Il boitait plus qu’il ne patinait. C’était pourtant le dieu des cols bleus sur la patinoire du Forum (p. 131).

 

[Complément du 3 janvier 2023]

Ajoutons Martin Sasseville aux fans de Provost. Dans une de ses contributions pour le Meilleur de La vie est une puck, il rend hommage à la fois au joueur de hockey et à Serge Bouchard : «Est-ce que Claude Provost, ancien coéquipier de Jean-Claude Tremblay, ne serait pas plutôt ce plus grand joueur oublié de l’histoire ?» (p. 215)

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Bouchard, Serge, Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2005, 272 p.

Bouchard, Serge, Un café avec Marie, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2021, 270 p.

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Gravel, Mathieu, Étienne Hallé, Benoit Harbec et Martin Sasseville, le Meilleur de La vie est une puck. Une collection de quelques-uns des meilleurs textes, billets, articles ou niaiseries parus sur le blogue La Vie Est Une Puck depuis sa création en 2009, (s.l.), La vie est une puck, 2022, 284 p. Ill.

Richard, Denis, en collaboration avec Léandre Normand, Henri Richard. La légende aux 11 coupes Stanley, Montréal, Éditions de l’Homme, 2020, 234 p. Ill. Préface de Ronald Corey. Avant-propos de Léandre Normand.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Accouplements 166

Chantal Thomas De sable et de neige, 2021, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Au moment de son ouverture, l’Oreille tendue a beaucoup fréquenté la (nouvelle, à l’époque) Bibliothèque nationale de France. Dans un article de la revue le Débat qu’elle a consacré à cette fréquentation, «Quai François-Mauriac, 25 novembre 1998-29 janvier 1999», elle écrivait ceci :

Le chercheur, tel que se l’imaginent les concepteurs du site Tolbiac de la Bibliothèque nationale de France, est une bien étrange créature. Il ne laisse derrière lui ni brouillons ni notes : aucune corbeille dans les salles de lecture. Il ne doit jamais se défaire de sa montre : on a oublié les pendules. Il ne boit pas d’eau : pas une fontaine dans l’édifice. S’il apprécie la randonnée — on le force à l’apprécier, gigantisme oblige —, c’est à l’intérieur : d’un lieu au suivant, il parcourt des dizaines ou des centaines de mètres, sa carte d’abonné à la main, et l’entrée du jardin lui est interdite. (Il est vrai que l’allure des arbres qu’on y a plantés, soutenus par de complexes réseaux de câbles, n’invite pas à la flânerie.) (p. 152)

[L’architecte] qui est parvenu à aménager des toilettes sans le moindre bouton, sans la plus petite manette, sans même de robinet, a érigé le lisse en esthétique (p. 155).

Son collègue Jean M. Goulemot a participé au même dossier du Débat sur la BnF et, en 2006, il a publié l’Amour des bibliothèques. On trouve dans ce livre une réflexion sur les graffitis madrilènes (p. 109-110) et français (p. 140-142 et p. 272). Que dire de ceux de la nouvelle bibliothèque ?

Au site Mitterrand, les graffitis sont rares. Ni politiques ni sexuels. Mais absents. Certains avancent que les matériaux des toilettes — acier poli, automatisation des commandes d’évacuation, robinetterie que le passage des mains suffit théoriquement à déclencher, carrelages qui évoquent l’hôpital ou la clinique — invitent peu aux graffitis ardents. Pour d’autres, la longue descente des escalators au milieu des draperies métalliques et du béton réveilleraient en chacun le sens du péché et la mémoire de Dante, ce qui écarterait la tentation du graffiti obsessionnel (p. 141).

Lisant le récent ouvrage de Chantal Thomas De sable et de neige (2021), l’Oreille tendue a dû, une fois de plus, revenir sur ses impressions de 1998, dans une perspective à laquelle elle n’avait pas songé alors. L’auteure décrit les graffitis qui recouvrent un bunker au Cap Ferret :

tracés en hautes lettres aussi agressives que fières d’elles, au contraire des honteuses pattes de mouche en noir ou en bleu des nombreux graffitis inscrits dans les toilettes de la bibliothèque Richelieu du temps d’avant la Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand, laquelle est impossible à consteller de sournoises obscénités. L’obsession sexuelle s’égare dans la fatigue des longs trajets à pied que le lecteur studieux est sans cesse en train d’y effectuer (p. 27).

Dans le Débat, l’Oreille n’avait pris en compte ni l’impossibilité des graffitis à la Bibliothèque nationale de France, ni l’obsession sexuelle de ses usagers, ni leur sens du péché. Elle offre ses plus plates excuses à ses lecteurs.

 

Références

Goulemot, Jean M., «Fragments du journal d’un lecteur ordinaire», le Débat, 105, mai-août 1999, p. 130. 139. https://doi.org/10.3917/deba.105.0130

Goulemot, Jean M., l’Amour des bibliothèques, Paris, Seuil, 2006, 292 p.

Melançon, Benoît, «Quai François-Mauriac, 25 novembre 1998-29 janvier 1999», le Débat, 105, mai-août 1999, p. 152-156. https://doi.org/1866/28723

Thomas, Chantal, De sable et de neige, Paris, Mercure de France, coll. «Traits et portraits», 2021, 199 p. Avec des photos d’Allen S. Weiss.

C’est compliqué

Étienne Kern, le Tu et le vous, 2020, couverture

«Ô vous, que j’aime !
ô toi, que j’adore !
ô vous, qui avez commencé mon bonheur !
ô toi, qui l’as comblé»
(Laclos, les Liaisons dangereuses, lettre CXLVIII).

Tu ou vous ? Quiconque a déjà parlé français a eu un jour à se poser cette question. Il n’est pas facile d’y répondre pour un francophone; imaginez la difficulté pour qui souhaite apprendre une langue qui n’est pas la sienne. Le sous-titre du petit livre que consacrait l’an dernier Étienne Kern au tu et au vous, L’art français de compliquer les choses, est parfaitement approprié.

Les pratiques d’interlocution décrites par Kern changent selon les langues (le français n’est pas seule à posséder des «pronoms d’adresse» avec des fonctions spécifiques), les milieux sociaux (on ne se parle pas de la même façon dans les familles de la vieille bourgeoisie française et dans la classe moyenne) et les espaces (on tutoie plus facilement au Québec que dans l’Hexagone). C’est la même chose dans le temps : certains présidents de la République favorisaient la deuxième personne du pluriel (de Gaulle, Mitterrand), alors que Nicolas Sarkozy est un «hypertutoyeur» (p. 80).

La principale conclusion du livre est incontestable : essayer de déterminer les règles de l’emploi de tu / vous est voué à l’échec. «En fait de tu et de vous, existe-t-il autre chose que des cas particuliers ? Il n’y a de tutoiement ou de vouvoiement qu’au sein d’une situation d’énonciation donnée et, à ce titre, éminemment singulière» (p. 16).

Comment Étienne Kern procède-t-il pour exposer la multiplicité de ces «situations d’énonciation» ? Il chasse les citations et les exemples, souvent inattendus : dans Notre-Dame-de-Paris, de Victor Hugo, Esméralda vouvoie sa chèvre (p. 14). Les anecdotes personnelles qu’il rapporte sont toujours pertinentes, de même que ses statistiques. Citant un article d’Alex Alber paru en 2019, il rappelle «qu’en entreprise, 70 % des hommes tutoient leur chef, contre 49 % des femmes» (p. 21). Autrement dit : «Il n’y a décidément pas d’égalité des sexes devant les tu et les vous» (p. 40).

Le point de vue de l’auteur n’est pas celui du spécialiste, même si sa réflexion est nourrie scientifiquement : «Ce petit livre, ami lecteur, n’est […] l’œuvre ni d’un linguiste, ni d’un sociologue» (p. 23). L’auteur compare le français à d’autres langues, modernes ou anciennes. Il se penche aussi bien sur les échanges amoureux et socioéconomiques que sur le BSDM et la religion («Notre Père qui es / êtes aux cieux»). Il rappelle des entreprises de transformation de la langue promulguées, sans succès durable, par des autorités politiques, en France durant la Révolution, en Italie sous Mussolini.

Étienne Kern clôt ses réflexions sur un «Éloge du vacillement» :

Oui, nous y perdons notre latin, nous hésitons, nous faisons des faux pas; oui, nous pouvons envier le minimalisme d’un you. Mais ce que nous offrent le tu et le vous dépasse ce qu’ils nous coûtent. Et parmi tout ce qu’ils nous offrent, outre la nuance, outre la liberté, il y a aussi, tout simplement, la joie. Qui n’en a pas fait l’expérience ? Telle personne que vous aimez ou que vous admirez profondément vous propose, un jour, de la tutoyer : vous vous sentez alors grandis, adoubés, désirés (p. 192).

Oui, en effet.

P.-S.—Vous ne rêvez pas : l’Oreille tendue parlait de ce sujet hier à la radio.

 

Références

Alber, Alex, «Tutoyer son chef. Entre rapports sociaux et logiques managériales», article électronique, Sociologie du travail, 61, 1, janvier-mars 2019. https://doi.org/10.4000/sdt.14517

Kern, Étienne, le Tu et le vous. L’art français de compliquer les choses, Paris, Flammarion, 2020, 204 p. Ill.