Accouplements 42

Pierre Popovic, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, 1996, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

En 1996, Gilles Marcotte, dans ses entretiens avec Pierre Popovic, déclarait ceci :

Je note que, sans changement de statut politique, le français se porte mieux, au Québec, qu’il ne s’est jamais porté. On le parle peut-être assez mal parfois, mais on le parle plus, non seulement chez les francophones de souche mais aussi bien chez les anglos et les immigrants. Disons les choses autrement : la langue française a acquis, au Québec et particulièrement à Montréal, une légitimité sans précédent. Il faut avoir une mémoire un peu longue, celle d’un homme de mon âge, pour mesurer le chemin parcouru (p. 166).

Vingt ans plus tard, Marc Cassivi, dans Mauvaise langue — dont l’Oreille tendue a parlé ici —, écrit :

La situation du français a bel et bien évolué depuis 40 ans au Québec. Le français y est, dans les faits comme dans la théorie, la langue officielle et la langue d’usage. Même si certains vendeurs ou serveurs ont la mauvaise habitude, en particulier dans le centre-ville de Montréal, d’accueillir leur clientèle en anglais. Le français est autrement moins menacé au Québec qu’il ne l’était avant 1977, alors que l’affichage anglais pullulait, que l’immigration francophone n’était pas encouragée comme elle l’est aujourd’hui et qu’aucune loi-cadre n’assurait la prédominance du français à l’école, au travail et dans la société en général (p. 56).

De la difficulté d’être entendu.

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Popovic, Pierre, Entretiens avec Gilles Marcotte. De la littérature avant toute chose, Montréal, Liber, coll. «De vive voix», 1996, 192 p. Ill.

Le poids de la langue au hockey

Sport, 18, 4, avril 1955, p. 49

Pour la première fois depuis des décennies, semble-t-il, les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — n’avaient aucun joueur francophone dans leur alignement lors de leur match de jeudi à Denver. (Précisons. Des joueurs qui parlent français, si. Des joueurs du Québec, si. Des souches, non.)

Cela fait écrire.

Dans le Devoir de ce matin, dans la section «Idées», Marc Tremblay déplore «La fin des “Flying Frenchmen”».

En fermant la porte au fait français, le CH a renié son identité profonde, ce lien unique entre une équipe sportive et une collectivité. Si la pierre d’assise de ce lien était la langue, elle se construisait aussi sur un style et une passion du jeu tout à fait singuliers. La fougue et la détermination d’un Maurice Richard, l’inventivité d’un Jacques Plante, la grâce d’un Jean Béliveau, la flamboyance d’un Guy Lafleur jusqu’à l’arrogance d’un Patrick Roy étaient le ferment de ce hockey sans égal qui, au fil des décennies, a valu au CH le surnom anglophone de «Flying Frenchmen». Où diable est passé cet héritage inestimable ? Comme tant d’autres choses, on l’a cédé à des Américains, des Européens, des anglophones du ROC venus en mercenaires prendre un flambeau qui, plutôt que d’allumer leur flamme, leur brûle les doigts. Un peu comme l’épée d’Excalibur qui n’a de pouvoir que pour celui auquel elle est destinée…

Dans le Journal de Montréal d’hier, un autre Tremblay, Réjean, défend une semblable position nationaliste. Il ne fait cependant pas appel à l’imaginaire médiéval («l’épée d’Excalibur»), mais à un passé tragique bien moins ancien : «L’œuvre d’éradication des frogs entreprise par Bob Gainey et Pierre Gauthier avec Trevor Timmins comme homme de main a obtenu la solution finale»; «Mais la solution finale de mercredi soir cache un autre problème.»

La «solution finale» ? «Le projet d’extermination des juifs par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale», dit le Petit Robert (édition numérique de 2014).

Au Québec, il arrive que le discours sur le hockey fasse perdre toute perspective. Les mots ont pourtant un poids, qu’il serait bon de ne pas complètement perdre de vue.

P.-S. — Note destinée aux non-autochtones : «frogs» est une insulte ethnique visant à dévaloriser les francophones, ces (mangeurs de) grenouilles.

 

Illustration : Jack Newcombe, «Montreal’s Flying Frenchmen», Sport, 18, 4, avril 1955, p. 48-57, p. 49.

Idée reçue du jour

L’Oreille tendue, il y a quelques semaines, a publié un petit livre intitulé Le niveau baisse ! Elle y aborde 14 idées reçues sur la langue.

À la lecture d’un article du démographe Victor Piché paru en 2011, elle vient d’ajouter une nouvelle idée reçue à sa liste : «On parle de moins en moins français à Montréal.» Piché montre en effet comment la mesure de la place du français à Montréal dépend des indicateurs choisis : langue maternelle ou langue du foyer, d’une part; langue publique, de l’autre. Conclusion ?

Ainsi, les catégories linguistiques proches de la notion de groupe ethnique nourrissent le nationalisme ethnique et, en se focalisant sur l’île de Montréal, celui-ci insiste sur la menace du fait français. Au contraire, les indicateurs de langue publique montrent une situation moins menaçante, y compris dans la grande région de Montréal, et confortent l’approche civique issue de la politique d’immigration et d’intégration québécoise ainsi que la perspective inclusive issue quant à elle de la diversité croissante de la population québécoise (p. 149).

Tout l’article est passionnant. À lire.

 

[Complément du 6 mars 2017]

L’écrivain Marco Micone, d’origine italienne, signe une tribune dans le Devoir du 3 mars dernier sous le titre «La colère d’un immigrant» (p. A9). On y lit ceci, qui rejoint les propos de Victor Piché :

La hiérarchie entre français langue maternelle et français langue seconde n’est pas défendable. L’objectif de la loi 101 était de faire du français langue maternelle une langue fraternelle. Dans une société pluriethnique comme la nôtre, l’utilisation du critère de la langue maternelle, dans les enquêtes sur l’état du français, fait le jeu des alarmistes et perpétue l’image de l’immigrant comme menace. C’est éthiquement inacceptable. Cette recherche obsessionnelle du nombre de francophones ayant le français comme langue maternelle relève de l’eugénisme linguistique. Selon les comptables de la langue, actuellement, à Montréal, seulement 48 % de la population sont de vrais francophones, ce qui m’exclut avec beaucoup d’autres. Si, par contre, on utilise la PLOP (première langue officielle parlée), on se rendra compte, selon Jean-Claude Corbeil, que les deux tiers des Montréalais sont plus à l’aise en français qu’en anglais, et que ce niveau se maintiendra pendant encore des décennies. Le français ne s’est jamais si bien porté au Québec si on tient compte de son évolution depuis 40 ans. Il n’y a jamais eu une telle proportion d’immigrants francophones. Au-delà de 90 % des Québécois connaissent le français. Et la très grande majorité des jeunes allophones fréquente les écoles françaises, souvent sans côtoyer un seul francophone de vieil établissement. Et quand ils se côtoient, ils le font entre pauvres, car la classe moyenne francophone envoie ses héritiers à l’école privée. Voilà des problèmes sociaux qu’il ne faudrait pas dénaturer en problèmes culturels.

Dis-moi quel est ton indicateur démolinguistique, je te dirai qui tu es.

 

[Complément du 17 août 2022]

Autre utile contribution au débat, où l’on cite d’ailleurs le texte de Victor Piché :

Remysen, Wim et Geneviève Bernard Barbeau, «Les discours médiatiques entourant le recensement de 2016 sur les langues officielles du Canada», dans Émilie Urbain et Laurence Arrighi (édit.), Retour en Acadie : penser les langues et la sociolinguistique à partir des marges. Textes en hommage à Annette Boudreau, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Langues officielles et sociétés», 2021, p. 157-181. https://www.usherbrooke.ca/crifuq/fileadmin/sites/crifuq/uploads/Remysen_et_Bernard_Barbeau_2021.pdf

Citation choisie :

Or, en mettant exclusivement l’accent sur les données relatives à la langue maternelle, les journaux véhiculent indirectement l’idée que le français est le seul apanage des locutrices et des locuteurs natifs de cette langue, souscrivant ainsi à une interprétation plutôt étriquée de l’étiquette de «francophone», qui exclut par exemple les personnes d’origine immigrante qui s’expriment quotidiennement en français, mais qui n’ont pas grandi dans cette langue. Cette interprétation permet d’accentuer l’opposition entre les trois catégories linguistiques, c’est-à-dire les francophones, les anglophones et les allophones, de les mettre en quelque sorte en concurrence et, surtout, d’imputer le recul du français à certains groupes, stratégie éminemment idéologique (p. 175).

 

Références

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Piché, Victor, «Catégories ethniques et linguistiques au Québec : quand compter est une question de survie», Cahiers québécois de démographie, 40, 1, printemps 2011, p. 139-154. https://doi.org/10.7202/1006635ar

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture