Pouces et mains

Jacques Brault et François Hébert, l’Élan de l’écrevisse, 2023, couverture

En 1990, François Hébert publie un livre de poésie intitulé Lac noir. Une édition revue et augmentée paraît en 2010 sous le titre l’Élan de l’écrevisse. L’année dernière, sous le même titre, les lecteurs ont eu droit à une «nouvelle réédition augmentée et définitive».

Dans son «hors-d’œuvre», en 2023, Jacques Brault réfléchit à sa pratique des arts visuels. Voici le premier paragraphe de son texte :

Quand on s’est fait dire et répéter tout au long de sa prime jeunesse : «Tu ne feras jamais rien de bon avec des mains pleines de pouces», on finit par se décourager ou se rebiffer, à moins de continuer son chemin à son allure propre — et sans marcher sur les mains. Donc, on ne s’est pas pris pour un peintre, pas même du dimanche, quand un jour d’automne doré, ayant trouvé dans l’herbe du jardin une plume de geai, on a éprouvé le désir fou de jouer à l’oiseau et de dessiner l’air dans l’air, l’eau sur l’eau, et ainsi de suite pour le reste du monde. C’est alors qu’on prend goût, sans y penser, à vivre en plus avec son flair tactile, avec plein les mains de perceptions de tout ordre. Et par s’exprimer en silence, en réseau de lignes et de taches, ombres et lumières non plus de langage, mais de matière (p. 65).

Avoir les mains pleines de pouces ? Au Québec, faire preuve de maladresse. Trop de pouces, comme pas assez, ce n’est pas idéal.

À votre service.

 

Références

Brault, Jacques et François Hébert, l’Élan de l’écrevisse, Laval-des-Rapides, Le temps volé, coll. «À l’escole de l’escriptoire», 30, 2010, 49 p. Ill. Réédition de Lac noir (1990), de François Hébert, revue et augmentée. Quarante-six poèmes de François Hébert. Neuf dessins & une réflexion hors-texte de Jacques Brault.

Brault, Jacques et François Hébert, l’Élan de l’écrevisse, Laval-des-Rapides, Le temps volé, coll. «À l’escole de l’escriptoire»,59, 2023, 71 p. Ill. Nouvelle réédition de Lac noir (1990), de François Hébert, augmentée et définitive. Quarante-six poèmes et une apostille de François Hébert. Neuf dessins et un hors-d’œuvre de Jacques Brault. Suivi de «de l’âme et de ses ombres» par Marc Desjardins.

Hébert, François, Lac noir, Québec, Éditions du Beffroi, 1990, s.p. Dessins de Jacques Brault.

Nostalgie culinaire

Restaurant Bens, Montréal, enseigne, non datée, Montréal Signs Project

Quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise, l’Oreille tendue a déjà été jeune. À cette époque, il lui arrivait relativement souvent de fréquenter le restaurant montréalais Bens, aujourd’hui disparu. L’endroit lui manque.

Quelle ne fut pas sa joie de voir Bens évoqué par François Hébert, dans son livre Homo plasticus, en 1987, dans le «Chant dixième» :

Bon patron, au restaurant j’invite tous mes employés.
Comme c’est eux qui paient l’addition (ainsi que mon loyer),
Ils choisissent un établissement pas cher : chez Ben.
Pour ceux qui ne le savent, c’est un délicatessen.
[…]
J’entame mon smokède-méate ainsi que le débat, sans ambages. (p. 19)

Ces vers appellent trois commentaires.

Pour la rime («Ben» / «délicatessen»), l’auteur a sacrifié une lettre finale : Bens est devenu Ben (et restera Ben; voir p. 30).

Le «smokède-méate» est, bien sûr, un smoked meat, spécialité montréalaise (et de Bens).

Le dernier vers contient un zeugme.

Bon appétit !

 

P.-S.—Vous avez entièrement raison : l’Oreille a déjà reconnu cette nostalgie.

P.-P.-S.—Dans ses archives, l’Oreille retrouve cette note, vieille de… 35 ans : «Chez Bens, parmi les photos dédicacées de sportifs et autres vedettes montréalaises, il y a un “Coin des poètes / Poets’ Corner”. Le mercredi 23 août 1989, on y trouvait, au milieu de quelques anglophones (Louis Dudek, A.M. Klein, etc.), des poètes francophones : Gaston Miron, Paul Chamberland (profil pharaonique), Jean Éthier-Blais (!), Sylvie Sicotte et… Nicole Brossard ! Comment imaginer Nicole Brossard mangeant un Bens Special ?»

 

Illustration : Montréal Signs Project

 

Référence

Hébert, François, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p.

Monnaie poétique

François Hébert, Homo plasticus, 1987, couverture

Soit les deux premiers vers du «Chant huitième» du livre Homo plasticus (1987), de François Hébert :

Tout mécène que je sois, je tiens à mes cents.
Par bonheur alors un conseiller en marketing s’amène. (p. 17)

Un lecteur non familier avec la prononciation québécoise pourra s’étonner de la rime «cents» / «s’amène». C’est pourtant tout simple : au royaume des argents neuves, on prononce cent, le mot, cenne.

Soulignons dès lors la reprise «mécène» / «mes cents» (mes cennes).

À votre service.

P.-S.—En effet, nous avons déjà croisé cennes, par exemple dans être proche de ses cennes.

 

Référence

Hébert, François, Homo plasticus, Québec, Éditions du Beffroi, 1987, 130 p.

Lectures de gym : Proust, Balzac, Arcan, Foucault

Anthony Lacroix, Proust au gym, 2024, couverture

«ça fait déjà une semaine que
j’écoute À la recherche du temps perdu au gym
ça se passe mieux que je pensais
je suis dans les temps
mais je n’ai pas d’amis avec qui partager l’expérience

je ne suis pas le seul qui s’entraîne avec des écouteurs
mais je ne connais personne

j’imagine qu’ils écoutent tous un livre audio
particulièrement difficile

le gars avec les bras plus gros que ma tête
doit écouter Le père Goriot

la fille en lycra noir doit écouter À ciel ouvert
pour la deuxième fois

l’autre fille qui fait des squats
c’est Les mots et les choses qu’elle écoute»

Anthony Lacroix, Proust au gym, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2024, 105 p., p. 16.