Le saint suaire et la banque

Un pyjama représentant des joueurs des Canadiens de Montréal

 

«Mais le tissu social de Montréal
C’est de la sainte flanelle»
(Loco Locass, «Le but», chanson, 2009)

Maurice Richard, le célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — meurt en 2000. Deux ans plus tard, une partie des objets de sa collection personnelle était mise en vente. On pouvait y acheter un de ses maillots, comparé au saint suaireShroud of Turin», Encan, p. 130). On le répète jusqu’à plus soif depuis des années : le hockey, au Québec, serait une religion.

On en a eu un autre exemple au cours des derniers jours. Les dirigeants des Canadiens, comme ceux de la majorité des clubs de la Ligue nationale de hockey (LNH), ont décidé de mettre de la publicité sur les maillots de leur équipe. Le logo d’une banque y apparaîtra dès cette saison. Un peu partout, on s’est indignés : il ne fallait pas toucher à pareil symbole. C’était une hérésie.

Un candidat aux élections provinciales, Gabriel Nadeau-Dubois, trouve le geste «ben ordinaire» : «Il y a un caractère, je ne veux pas utiliser un mot qui ne serait pas laïque, mais un caractère presque sacré au chandail du Canadien de Montréal. C’est aussi un symbole identitaire au Québec. C’est une équipe qui nous rassemble. Je trouve ça dommage un logo publicitaire sur ce chandail» (la Presse+, 13 septembre 2022). «Le chandail du CH n’est plus sacré», titre le chroniqueur Patrick Lagacé; «Sacrilège», ajoute-t-il (la Presse+, 12 septembre 2022). Un amateur cité par The Gazette va dans le même sens, avec le même mot : «I would have thought the (Canadiens) would have considered this iconic sweater to be more sacred than to tarnish it for money» (13 septembre 2022). Le décision des propriétaires a un «aspect profanateur», affirme un lecteur du Devoir, qui parle également d’une «étoffe […] désacralisée» (15 septembre 2022).

Cette réaction a de quoi étonner.

La commercialisation du hockey n’est pas un phénomène récent, pas plus que celle de l’uniforme tricolore. Qui a assisté à un match au Centre Bell ou regardé une partie à la télévision le sait : le spectateur est bombardé sans arrêt de messages publicitaires. De même, quand Maurice Richard vendait des céréales, du pain tranché ou du vin rouge, il le faisait en uniforme. Guy Lafleur faisait la même chose pour vendre du yogourt. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Canadiens attirent les publicitaires. Vous pensiez vraiment que l’équipe allait revenir en arrière ?

L’annonce des derniers jours était parfaitement prévisible. Il y a des années que l’apparition des publicités sur les chandails des joueurs de hockey était dans les cartons de la LNH. On en trouvait déjà sur l’équipement porté durant les entraînements et sur les casques des joueurs durant les matchs. Vous pensiez vraiment que cela allait s’arrêter là ?

La marchandisation du hockey s’inscrit dans un mouvement mondial. L’année prochaine, ce sera le baseball. Au football américain, c’est déjà le cas dans les entraînements. C’est vrai du soccer depuis les années 1970 et du basketball depuis 2016. Vous pensiez vraiment que le hockey allait rester seul et laisser passer une manne potentielle ?

Pour imaginer que les Canadiens résistent à cette vague de fond, il fallait conférer à l’équipe un statut particulier. Incarnation de la nation, elle aurait été différente des autres équipes. Il existait pourtant un précédent qui aurait dû obliger les fans à réfléchir. Le club de foot de Barcelone entretient avec les Catalans un lien au moins aussi fort que les Canadiens avec leur public. Pourtant, depuis le début des années 2000, les joueurs du Barça font les hommes-sandwichs. Cette année, ils sont commandités par Spotify; au début, c’était par l’Unicef.

Les Canadiens de Montréal étaient déjà une équipe comme les autres. Cela vient d’être confirmé. Les marchands du Temple sont là pour rester.

P.-S.—Il y a ceux qui pleurent une époque supposée révolue. Il y a aussi ceux qui s’amusent de la situation, Guy Mongrain ou Stéphane Laporte, par exemple, et leurs abonnés sur Twitter.

 

Références

Bauer, Olivier et Jean-Marc Barreau (édit.), la Religion du Canadien de Montréal, Montréal, Fides, 2008, 182 p. Ill.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Encan de la collection Maurice «Rocket» Richard. 7 mai 2002 / The Maurice «Rocket» Richard Auction. May 7th, 2002, Saint-Constant, Collections Classic Collectibles, 2002, 100 p. Ill.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Benoît Melançon, les Yeux de Maurice Richard, éd. de 2012, couverture

Faire revivre la Série du siècle ?

Ken Dryden, The Series, 2022, couverture

En septembre 1972, les équipes de hockey de l’URSS et du Canada se sont affrontées dans ce qu’on a appelé la Série du siècle. Les Canadiens ont gagné par la peau des dents.

Ken Dryden était alors un des gardiens d’Équipe Canada. (Oui, ce Ken Dryden-là.) Il vient de publier ses souvenirs du tournoi, sous le titre The Series (en français, la Série du siècle). Très court texte magnifiquement illustré, le livre est divisé en deux parties d’inégale longueur. La seconde sauve presque la première.

Celle-ci, «Faceoff», est elle-même double : elle s’ouvre sur un rappel de la rivalité URSS / Canada avant 1972; suit une description de chacun des huit matchs de la série, dans l’ordre de leur déroulement. Pourquoi l’Oreille tendue a-t-elle été déçue ?

À l’exception peut-être d’un passage sur les modifications que le gardien a dû apporter à son style de jeu (p. 85-86), l’ouvrage ne contient aucune information nouvelle pour quiconque connaît l’histoire du hockey au Canada. Pourtant, Dryden a été intimement mêlé aux événements.

L’auteur a choisi de ne s’appuyer que sur ses souvenirs, sans combler les trous de sa mémoire par une recherche documentaire. Ce choix est assumé, mais il mène à des passages étranges, quand Dryden, par exemple, refuse de donner le nom de certains joueurs soviétiques (p. 19, p. 141), qu’il aurait pu retrouver sans mal.

Quand on les compare à la masse des livres écrits par des sportifs, ceux de Dryden se détachent nettement, notamment à cause de la vraie curiosité de l’auteur. Cela étant, il n’a jamais été un styliste — cette affirmation sera impopulaire, mais c’est comme ça. Dans The Series, cela apparaît clairement par l’utilisation répétitive des figures de… répétition (anaphores, épiphores, parallélismes, etc.). Le passage le plus laborieux, sur ce plan, se trouve aux pages 137-140. Pour le dire autrement, en matière d’écriture, ça manque grandement de variété.

Certaines affirmations étonnent. Le caractère des Canadiens aurait été forgé par leur rapport à l’hiver (p. 73) et par leur nordicité (p. 93), comme celui des Suédois. Ne pourrait-on pas dire la même chose des Russes ? (Cela est finalement noté dans les dernières pages du livre, p. 173.)

L’Oreille est également troublée par le récit du sixième match de la série, celui où Bobby Clark a cassé la cheville du meilleur joueur russe, Valary Kharlamov, d’un coup de bâton. Dryden raconte qu’il n’a rien vu du geste pendant le match et qu’il n’en a appris la nature que plusieurs années plus tard (p. 114-116). On se serait attendu à mieux d’un apôtre de la non-violence au hockey comme l’ancien gardien. (L’Oreille tendue a déjà consacré quelques pages à la cheville de Kharlamov; c’est ici.)

La deuxième partie, «Overtime» ? L’auteur y réfléchit à la place de la Série du siècle dans l’histoire du hockey («the 1972 series is the most important moment in hockey history», p. 187) et dans l’histoire du Canada (il ne faut pas être allergique au nationalisme canadian pour apprécier ce genre de propos). Une comparaison inattendue révèle l’évolution du sport : Wayne Gretzky jouait comme un Russe; Alexander Ovechkin joue comme un Canadien (p. 173). Dryden oppose justement l’obsession pour les matchs («games») au développement des habiletés («skills», p. 175).

Terminons sur une note positive, avec deux formules bien senties : «It was encouraging, and awful» (p. 108); «Neither of us [Russia / Canada] got what we wanted; both of us got what we needed» (p. 177). Une chose peut être encourageante, mais affreuse. On peut obtenir ce dont on a besoin, plutôt que ce que l’on souhaite. Il y a quand même de (petites) leçons à tirer du plus récent livre de Ken Dryden.

 

Références

Dryden, Ken, The Series. What I Remember, What it Felt Like, What it Feels Like Now, Toronto, McClelland & Stewart, 2022, 191 p. Ill.

Dryden, Ken, la Série du siècle. Telle que je l’ai vécue, Montréal, Éditions de l’Homme, 2022, 204 p.

Melançon, Benoît, «Hendécasyllabe sportif», dans Marie-Andrée Beaudet et Karim Larose (édit.), le Marcheur des Amériques. Mélanges offerts à Pierre Nepveu, Montréal, Université de Montréal, Département des littératures de langue française, coll. «Paragraphes», 29, 2010, p. 173-180. https://doi.org/1866/19742