Les Damnés à la Comédie-Française

Les Damnés, Comédie-Française, 2019, programme, couverture

Dès sa création au festival d’Avignon en 2016, l’Oreille tendue a souhaité voir les Damnés, le spectacle théâtral que le metteur en scène belge Ivo van Hove a tiré du scénario du film éponyme de Luchino Visconti (1969), scénario que celui-ci a cosigné avec Nicola Badalucco et Enrico Medioli. Il ne s’agit pas d’une adaptation, mais d’un spectacle autonome.

Cela n’avait pas été possible lors de sa première reprise à la Comédie-Française. Cette fois-ci a été la bonne (merci, François).

L’intrigue ? Dans l’Allemagne des années 1930, la famille von Essenbeck possède des aciéries. Devant la montée du national-socialisme, elle doit choisir son camp. Quelques hectolitres d’hémoglobine plus tard, ce sera réglé : ce qui restera de la famille — pas grand-chose — sera nazi. Wolf von Aschenbach (Éric Génovèse) aura imposé sa lecture des événements, d’abord contre Herbert Thallman (Sébastien Pouderoux), puis contre Friedrich Bruckmann (Guillaume Gallienne).

Débarrassons-nous, pour commencer, des aspects les plus faibles du spectacle. Les nazis contrôlaient mal leurs pulsions homosexuelles, notamment quand ils avaient bu trop de bière, laisse entendre une scène de beuverie bavaroise; elle est interminable (malgré la maestria technique). Le personnage du jeune idéaliste repoussé par son père, Günther (Clément Hervieu-Léger), se transformerait en bon petit soldat nazi; c’est dit, mais jamais (dé)montré, au détriment du réalisme psychologique — sans compter que le personnage disparaît de la résolution des intrigues familiales. La scène finale est digne d’une création d’adolescents : le vilain qui tire sur la foule avec sa mitraillette, cela a dû être fait un milliard de fois, en plus de déforcer la scène qui précède immédiatement, magnifique sur le plan visuel et symbolique, où l’on voit Martin (Christophe Montenez) couvert des cendres ses membres assassinés de sa famille.

Cela étant, les forces des Damnés sont nombreuses.

La principale est technique. Outre les très nombreux personnages sur le plateau, il y avait plusieurs «cadreurs» qui filmaient les échanges et les lieux, caméra à l’épaule, tout de noir vêtus. On les voyait en permanence, et on parvenait pourtant le plus souvent à les oublier, y compris, ce qui n’est pas rien, quand ils filmaient des scènes érotiques en très gros plan. Parfois, il s’agissait de rendre visible, sur un grand écran central, ce qui se déroulait sur les bords du plateau (il n’y avait pas de coulisse) ou sur celui-ci. Côté jardin, les personnages s’habillaient et se maquillaient, parfois avec l’aide d’une maquilleuse. Côté cour, une fois morts, on les enfermait dans des cercueils. (On filmait aussi, dans ces cercueils, ce qu’on imaginait être les derniers moments des victimes.) Parfois, grimpé sur l’échafaudage soutenant l’écran, un vidéaste donnait à voir le plateau et ses objets. À un moment, le personnage de la baronne Sophie von Essenbeck (Elsa Lepoivre) part à la recherche de son fils dans les couloirs de la Comédie-Française, puis sur la place de la Comédie, suivie par un vidéaste. Des images d’archives sont projetées : de l’incendie du Reichstag, des autodafés nazis, du camp de concentration de Dachau. Dans la (trop) longue orgie bavaroise, deux comédiens jouent sur le plateau, Denis Podalydès (Constantin von Essenbeck) et Sébastien Baulain (Janeck). Sur le grand écran au-dessus d’eux, on les voit jouer, en plongée, mais ils sont entourés de plusieurs de leurs camarades des SA (la Sturmabteilung); le jeu mêle le direct (les deux comédiens sur scène) et le différé (les deux mêmes comédiens, faisant les mêmes gestes, entourés de plusieurs autres acteurs, en vidéo). C’est visuellement spectaculaire.

Ce ne sont pas les seules images qui restent de ce spectacle. L’assassinat de Constantin von Essenbeck est symbolisé par les seaux de sang dont on l’asperge. Rejetée par son fils, Sophie von Essenbeck, dénudée, est couverte de goudron et de plumes. Martin, lui, on l’a vu, termine la pièce nu et couvert de cendres. Chaque fois qu’un personnage meurt, les survivants viennent sur le plateau dévisager le public, en un ballet funèbre plusieurs fois répété.

Les exemples retenus ci-dessus le disent assez : les Damnés est un spectacle qui vise à secouer le spectateur. Par ses thèmes, d’abord : la débauche, l’inceste, la pédophilie, le meurtre, la violence financière, militaire et politique. Par sa mise en scène ensuite : chez Ivo van Hove, on se bat, on se mord jusqu’au sang, on met dans leur tombe des personnages, y compris une enfant. Par son décor, où dominent les métaux. La musique peut être douce — Günther jouant de la clarinette pour l’anniversaire de son grand-père, Joachim von Essenbeck (Didier Sandre) — ou pas du tout — «metal industriel» (Rammstein) à l’appui. Quand un personnage meurt, une lumière crue éclaire la salle et les spectateurs entendent une sirène d’usine.

L’agression est constante et efficace. Pourtant, le soir du 6 avril, pendant 2 heures dix minutes, on n’a pas entendu un son dans une salle Richelieu tétanisée.

P.-S.—La Comédie-Française a son vocabulaire bien à elle. Où aller retirer ses billets ? À la boîte à sel. Qu’offre-t-on à un régisseur qui prend sa retraite ? Son propre brigadier, pour frapper les trois coups initiaux. Cela ravit l’oreille de l’Oreille.

 

[Complément du jour]

Une lectrice de l’Oreille tendue vient de lui écrire. Elle a assisté à une représentation du spectacle au festival d’Avignon le 15 juillet 2016, le lendemain de l’attentat de Nice. «Le spectacle a commencé par une minute de silence avec les comédiens recueillis devant nous. Je vous jure que la scène finale de la mitraillette a pris une tout autre résonance.» Théâtre : art du moment.

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