(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)
Voici comment, en 1974, G.-André Vachon décrivait l’imaginaire des «habiles gendelettres québécois» des années 1930 :
Les campagnes se vidaient, la religion nationale était battue en brèche : ils donnèrent dans le roman régionaliste. Habitants, prélarts, bines, poudreries, croix de chemin, bénédiction du Jour de l’an, rebines, l’image était bien figée, l’illusion parfaitement réussie d’une société à jamais catholique, et paysanne (p. 67).
Bine est aussi le surnom du personnage principal d’une nouvelle bande dessinée :
Benoit-Olivier est le plus vieux, le plus grand et le plus niaiseux de son école. Il est aussi le jeune au surnom le plus original. Il mène la vie dure à Mme Béliveau, son enseignante de 6e année, spécialiste de la mauvaise humeur, des copies et des retenues (source).
La bine, au Québec, n’a pas dit son dernier mot.
P.-S. — Le sous-titre du premier album de cette série (le seul paru à ce jour) est L’affaire est pet shop. On doit évidemment y entendre une (fine) allusion à l’expression l’affaire est ketchup.
Références
Brouillette, Daniel, Steven Dupré et Alcante, Bine 1. L’affaire est pet shop, Montréal, Les Malins, coll. «Bine», 1, 2015, 48 p.
Pogner, poigner, verbe trans. a) Empoigner, prendre, saisir. […] Là, on se met à l’abri, tard, l’automne, quand les gros vents vous poignent pendant qu’on chasse ou ben donc qu’on pêche sur les battures (Guèvremont, Marie-Didace, 1945 ds Rogers 1977). Pogner les nerfs. «S’emporter, se fâcher» (Fichier TLFQ). Empl. pronom. réciproque. «En venir aux coups; se battre, s’engueuler» (Fichier TLFQ). b) Arg., empl. pronom. réfl. «Se masturber». […] 1res attest. a) 1582 poigner «toucher avec le poing, empoigner» (Ch. et privil. des .XXXII. mét. de la cité de Liège, p. 81 ds GDF.) — XVIIe s. dans le domaine wallon, v. GDF. et a survécu dans certains parlers région. au sens de «prendre à pleines mains, prendre violemment», v. FEW t. 9, p. 515, b) 1935 arg. se pogner «se masturber» […]; de pogne arg. «main», v. poigne.
Comme ce passage l’indique, le verbe pogner / poigner, s’il ne pogne pas en France, pogne beaucoup au Québec. Les vents peuvent y pogner. On peut y pogner les nerfs. On peut se pogner avec un joueur de l’équipe adverse; au hockey, c’est le rôle des goons.
Qui saisit le sens d’une blague (d’une djoke) la pogne. Pour s’en assurer, on lui demandera la pognes-tu ?
Qui est coincé ou pris est pogné : «Pognés entre un boss crosseur, un syndicat menteur et un gouvernement…» (le Poulpe, p. 18).
Qui a du succès pogne. Voilà qui explique l’existence de la publicité suivante, récemment repérée par @revi_redac.
L’Oreille tendue ne prétend pas avoir repéré tous les sens de pogner. On pourra facilement la pogner en flagrant délit d’oubli.
P.-S. — On l’aura noté : sauf par volonté de dérision, on prononce bien plus volontiers pogner que poigner.
[Complément du 31 janvier 2015]
Comme le fait remarquer la même @revi_redac, il y a aussi «ce grand classique de la chanson québécoise» :
[Complément du 1er février 2015]
Oups ! Le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît pas poigner, mais pogner, si — et il en donne plusieurs excellentes définitions et illustrations. L’Oreille s’en mord les lobes, d’avoir parlé trop vite.
[Complément du 26 janvier 2016]
Et en Belgique, demandez-vous ? Oui, aussi, mais en usage intransitif.
Poigner […]
Poigner (dans qqch.) loc. verb. intr.
1. Fam. Prendre (qqch.) à pleine main. […]
2. Fam. Puiser (dans un contenant) pour remplir sa main. […]
Remarque
Ce verbe a pu également se construire transitivement (poigner qqch. «saisir qqch.; empoigner qqch.»), mais ce type de construction est aujourd’hui sorti de l’usage.
Vitalité peu élevée et décroissante en Wallonie, où ces constructions restent toutefois plus usuelles dans les provinces de Namur, de Liège et de Luxembourg. Quasi inusité à Bruxelles. — Également employé au Québec et en Louisiane (surtout dans la variante pogner) (Dictionnaire des belgicismes, p. 284).
[Complément du 29 avril 2018]
Sur le site Correspondance du Centre collégial de développement de matériel didactique, Louise Desforges propose plusieurs autres sens de po(i)gner. C’est ici.
Références
Dolbec, Michel et Leif Tande, le Poulpe. Palet dégueulasse, Montpellier, 6 pieds sous terre Éditions, coll. «Céphalopode», 12, 2004, 89 p. Bande dessinée.
Francard, Michel, Geneviève Geron, Régine Wilmet et Aude Wirth, Dictionnaire des belgicismes, Louvain-la-Neuve et Paris, De Boeck et Duculot, coll. «Langue française – Ouvrages de référence», 2010. Ill. Préface de Bruno Coppens.
Le deuxième vient de publier Je sais tout, «sans aucun doute le meilleur livre qui soit pour savoir toutes les choses qu’il faut savoir sur les choses dont les gens parlent tout le temps» (1er rabat). Quelles sont ces «choses» ? Jocelyne Blouin, la banane, René Lévesque, Facebook, le dessin, les chèques géants, la techno, les feux d’artifice, Budweiser, l’eau de Pâques, la job de servant de messe junior, Charlize Theron et John Kennedy.
Il est aussi question de sport. «Je sais tout sur le ballon-balai» donne des conseils pour la pratique de ce jeu, en le comparant au hockey («Si tu connais pas les règlements du hockey, ben déménage au Brésil !», p. 18). L’ancien journaliste et premier ministre du Québec René Lévesque est présenté en correspondant de guerre et en lutteur («The Great Canadian»). Une case fait apparaître un «Stéphane Ovechkin». En quatrième de couverture, «Je sais tout sur Maurice Richard» évoque, sur le mode burlesque, un épisode célèbre de la carrière de ce joueur des Canadiens de Montréal, le match du 28 décembre 1944 contre les Red Wings de Detroit. (En revanche, «Je sais tout sur Mike Bossy» ne porte pas sur l’ancien des Islanders de New York, mais sur un humoriste inventé par Bouchard.)
Le ton ? Humour potache, bien qu’il y ait Giorgio Agamben en épigraphe et deux allusions aux Mythologies de Roland Barthes. Un peu de scatologie ? Évidemment. La langue ? Populaire. Le dessin ? Sans prétention : on voit les traits de la gomme à effacer, il y a des ratures.
Un deuxième tome de Je sais tout est annoncé pour avril. L’Oreille tendue ne croit pas qu’elle en fera une de ses lectures prioritaires.
Référence
Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.
Il est arrivé à l’Oreille tendue de s’intéresser à l’expression Grande Noirceur. Tombant par hasard sur une bande dessinée portant ce titre, celle que vient de faire paraître Philippe Girard, elle a donc fleuré la bonne affaire (lexicale).
Sur ce plan-là, elle a été un peu déçue (mais c’est de sa faute). La bande dessinée se déroule bien pendant la période que l’on appelle au Québec la Grande Noirceur, mais l’expression n’est utilisée que dans le titre. Un lecteur qui n’est pas familier avec elle risque de se demander pourquoi elle a été retenue.
En revanche, sur le plan du plaisir de lecture, aucune déception, bien au contraire.
À Québec, en septembre 1939, Anna Donati est presque renversée par une voiture. Au dernier moment, un homme la sauve; c’est lui, Albert, qui se retrouvera alité dans un couvent, inconscient. Soir après soir, Anna ira lui faire la lecture. Elle commencera par la Bible, mais elle passera rapidement à des textes moins orthodoxes : Paradise Lost (Milton), l’Éducation sentimentale (Flaubert), les Fleurs du mal (Baudelaire), Rome (Zola). Albert ne réagit pas, mais le corps d’Anna, lui, si. L’érotisme va grandissant, non seulement grâce au contenu des lectures, mais aussi par la fine reprise d’une scène muette (Anna se dévêtant avant de se mettre au lit).
Dans la Grande Noirceur s’entrecroisent plusieurs récits, celui d’Anna (et de ses rêves), celui d’Albert, celui d’un abbé bien peu orthodoxe (Marcel Logan) et d’une religieuse qui ne l’est pas moins (sœur Valérie). La chaire côtoie le bordel, comme la censure, la liberté. On passe d’un récit à l’autre sans transition et dans un ordre qui ne s’éclairera qu’à la dernière page. Au lecteur de reconstruire l’histoire.
S’y mêlent aussi les langues : le français, parfois populaire, des habitants de Québec; l’anglais des raisons sociales; l’italien d’Anna et de sa mère, en butte au racisme de deux «commères» (p. 15), ces «langues sales» (p. 83); le latin de l’Église, très fortement présent.
Le religieux est partout dans la société représentée : obligation de la confession, soumission à l’Index Librorum Prohibitorum, évocations récurrentes du diable et de l’enfer, contrôle des loisirs (un homme d’Église regarde sévèrement Anna en train d’écouter chanter La Bolduc). Malgré cela, Anna fera une découverte : «Mon père… je m’accuse d’avoir lu un méchant bon livre et d’y avoir pris plaisir !» (p. 85). Faut-il y voir le signe d’une société en train de changer ?
P.-S. de pion — «Ils ont tous débarqués ici ce matin» (p. 82) ? Non : «débarqué», évidemment.
L’Oreille tendue découvre aussi deux bandes dessinées de Robert Ullman, avec ou sans Jeffrey Brown. La première, «Libérez le Rocket !» (2011), raconte l’émeute du 17 mars 1955, cette pièce centrale du mythe de Maurice Richard. La seconde, «The Rocket vs. ”Killer” Dill» (2014), met en scène les bagarres entre «Le Rocket» et un goon des Rangers de New York, Bob «Killer» Dill, le 17 décembre 1944.
Non, Maurice Richard n’est pas mort.
P.-S.—Oui, certes : le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît que l’expression à reculons, et pas de reculons. C’est une autre divergence transatlantique.
P.-P.-S.—Pour en savoir plus sur le travail de Robert Ullman, on clique ici.
P.-P.-P.-S.—Ce n’est pas la première fois que Richard apparaît sur la couverture du Sports Illustrated. C’était déjà le cas le 21 mars 1960, avec une illustration signée Russell Hoban.
Références
Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.
Ullman, Robert, «The Rocket vs. ”Killer” Dill», dans «Old-Timey» Hockey Tales, Volume Two, Wide Awake Press, 2014, s.p.