À propos des éléments de langage

Bertin Leblanc et Paul Gros, Éléments de langage, 2022, couverture

La Canadienne Michaëlle Jean a été nommée à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie en 2014. Elle était candidate à un second mandat, mais on lui a préféré, en 2018, la Rwandaise Louise Mushikiwabo. Bertin Leblanc, qui a été son porte-parole de 2016 à 2018, raconte, avec Paul Gros, comment l’OIF en est arrivé là dans une bande dessinée intitulée Éléments de langage (2022).

«Récit librement adapté de faits réels» (p. 2), l’album rappelle le rôle de la France dans l’éviction de Michaëlle Jean. Le portrait de l’ancienne secrétaire générale n’est ni un panégyrique ni une charge. Leblanc rappelle aussi bien les avancées qu’elles a permises (par exemple, dans les dossiers concernant les femmes) que ses travers (sa prolixité, son aveuglement sur ses dépenses). En revanche, il brocarde volontiers ceux qu’il juge responsables de ce qui est arrivé à son ancienne patronne : Pierre Karl Péladeau et le Journal de Montréal; Emmanuel Macron, Paul Kagame et Moussa Faki Mahamat; Justin Trudeau et Mélanie Joly. S’agissant du Québec, on croise des journalistes (Alexandre Robillard, Christian Rioux), des animateurs de radio (Paul Arcand, Mario Dumont), des figures politiques (Line Beauchamp, François Legault), un écrivain (Dany Laferrière).

Les dessins de Gros ne sont pas tout à fait réalistes, particulièrement dans le traitement des doigts et des yeux, mais ils rendent bien les décors où se déroule l’action. Ils sont tout à fait réussis quand il s’agit de donner à voir le caractère figé des mots utilisés par les diplomates internationaux (p. 116, p. 130, p. 152, p. 188, p. 190). Ses cases sur le «bla bla» sont magnifiques (p. 151, p. 159, p. 195, p. 198-199).

Mais que sont les «éléments de langage» du titre ? L’expression apparaît cinq fois dans l’album : «Je vous propose de nous en tenir à nos éléments de langage» (p. 105); «OK, je vais voir avec madame tout à l’heure pour les éléments de langage» (p. 121); «Bertin et moi avons préparé des éléments de langage à ce sujet» (p. 135); «Gardons le cap avec les mêmes éléments de langage…» (p. 160); «Bertin, mon frère, tu as les éléments de langage ?» (p. 177)

On le devine par ces citations : les éléments de langage sont ces phrases toutes faites que préparent les équipes des personnalités publiques pour éviter que celles-ci n’en disent trop aux médias. Leur usage n’est évidemment pas limité au monde politique, même s’il y est de plus en plus fréquent.

Dans une utile notice du Publictionnaire, Alice Krieg-Planque et Claire Ogeren en donnent la définition suivante : «l’expression “éléments de langage” relève principalement du vocabulaire des communicants, où elle désigne des modes de préparation des discours pour la scène publique, et des formes d’anticipation de situations de communication» (p. 2). Au Québec, on parlerait volontiers de cassette.

Heureusement, Bertin Leblanc ne pratique pas cette forme de la langue de bois.

 

Références

Krieg-Planque, Alice et Claire Oger, «Eléments de langage», article électronique, Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2 avril 2017.

Leblanc, Bertin et Paul Gros, Éléments de langage. Cacophonie en Francophonie, Saint-Avertin, La boîte à bulles, 2022, 208 p.

Bâtard !

Nuage de jurons, Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, 2012, case

Le 8 juin, le site du Robert accueillait une réflexion de la linguiste Anne Abeillé sur le mot bâtard : étymologie, sens, évolution, etc. Si le mot, dans le français du Québec, a les mêmes emplois qu’ailleurs dans la francophonie, il y a aussi un autre usage : c’est un juron.

Selon une «Analyse de l’utilisation des jurons dans les médias québécois» publiée en septembre 2003 par Influence Communication — étude qui paraît avoir disparu du Web —, celui-là arrivait en 28e position (sur 52) dans la liste «Les jurons les plus populaires» (p. 11).

Le personnage de Gérard D. Laflaque le pratiquait volontiers.

On l’a déjà vu chez le romancier Jean-François Chassay en 2006 : «J’ai l’impression de ne jamais avoir de bâtard de vocabulaire quand j’ouvre la bouche pis pas une ostie d’idée quand j’ouvre mon cerveau !» (p. 288)

On le croise dans Morel (2021) de Maxime Raymond Bock : «Prendre le métro aujourd’hui est une aventure, mais, bien qu’il trouve que le train roule vite en bâtard, cela lui fait plaisir de raconter à Catherine comment il l’a construit, ce métro qu’elle emprunte tous les jours […]» (p. 304).

On le trouve sous la plume de Michel Tremblay dans Albertine en cinq temps (1984) : «La rue Fabre, les enfants, le reste de la famille… bâtard que chus tannée…» (éd. de 2007, p. 16)

La richesse des jurons québécois ne se dément jamais.

 

Illustration : Francis Desharnais et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p., p. 86.

 

Réféfences

Chassay, Jean-François, les Taches solaires. Roman, Montréal, Boréal, 2006, 366 p., p. 288-289.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Tremblay, Michel, Albertine, en cinq temps, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, coll. «Papiers», 2007, 61 p. Édition originale : 1984.

Accouplements 179

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, en conférence de presse, le 5 décembre 2022

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Des «influenceurs» québécois perturbent un vol d’avion, au grand dam du premier ministre du Canada : «Quand une gang de sans-dessein décide de partir comme des ostrogoths en vacances, c’est extrêmement frustrant» (conférence de presse du 5 janvier).

En novembre 1764, Diderot découvre qu’il a été censuré par son propre libraire, Le Breton. Le 12, il lui écrit ceci :

À votre ruine et à celle de vos associés qu’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares Ostrogoths et des stupides Vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir, ni d’empêcher le mal, quand je l’aurais soupçonné. On n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé (Correspondance, p. 487).

Justin Trudeau n’aurait-il pas dû préférer «vandales» à «sans-dessein» ? Le débat est ouvert.

 

[Complément du jour]

Hergé, lui, savait, dès Coke en stock (p. 49). (Merci à @revi_redac.)

 

Hergé, Coke en stock, 1958, p. 49, 3, c

 

Références

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Hergé, Coke en stock, Tournai, Casterman, coll. «Les aventures de Tintin», 19, 1967, 61 p. Édition originale : 1958.

Autopromotion (indirecte) 593

Michel Porret, Objectif Hergé, 2021, couverture

À ses heures perdues — façon de parler —, l’Oreille tendue offre ses services d’éditrice conseil. Il y a quelques années, cela a mené à la publication de Nouvelles obscurités, d’Alex Gagnon, chez Del Busso éditeur. Ces jours-ci, paraît un ouvrage de Michel Porret, Objectif Hergé. «Tintin, voilà des années que je lis tes aventures», aux Presses de l’Université de Montréal.

Qui est Michel Porret ?

«Michel Porret est professeur honoraire d’histoire moderne à l’Université de Genève et président des Rencontres internationales de Genève. Il travaille sur les Lumières, l’utopie, la justice pénale, la médecine légale et la bande dessinée» (quatrième de couverture).

C’est aussi un vieil ami de l’Oreille, qui a publié un de ses livres précédents. Ensemble, ils ont édité ceci.

De quoi le livre parle-t-il ?

«Tout commence en 1930 dans la violence de la révolution bolchevique au pays des Soviets. Tout se boucle en 1986 dans l’univers huppé de l’art contemporain. Entre la lutte des classes et la polémique esthétique, la saga de Tintin est une quête du bien dans la violence de l’histoire du XXe siècle. De la Terre à la Lune, entre mer, désert et cimes, flanqué du socratique Milou puis de l’ivrogne au grand cœur Haddock, le petit Don Quichotte qui aime les livres affronte tous les bandits du monde. Environ 12 000 vignettes en noir et blanc puis en couleurs : culminant dans le silence de la ligne claire, la saga de Tintin est une aventure esthétique et humaine. Cet essai ludique y revient au prisme de son imaginaire social qui en fait une œuvre universelle jusque dans la relation parodique» (quatrième de couverture).

Il est organisé comment ?

Abréviation des titres des albums de Tintin

Prélude

Chapitre I. L’ennemi de tous les bandits du monde

Elle n’a pas existé la fusée lunaire !
Au musée
Tintin est mort
Haddock, le grand seigneur
Tuer Topolino ?
La baraka
La figuration narrative
La ligne claire
L’aventure inconnue
La tintinologie
La relation parodique

Chapitre II. Le petit Don Quichotte

Bolchevisme, colonialisme et crime organisé
Les peuples se connaissent mal
Mais c’est la guerre cela, Monsieur !
Les faussaires
L’Anschluss
Narcotrafiquants et pirates
Les négriers
Vive la paix !

Chapitre III. Les bandits ! Qu’ont-ils fait de mes livres ?

La presse
Les faits divers
L’ocularisation
Le tempo de l’aventure
Les bibliothèques
La bibliothèque de Tintin
La lecture enchâssée en vignettes

Chapitre IV. Le silence de la ligne claire

Voir le bruit
L’arrière-pays sonore
La vignette aphasique
Écoutez-le, ce silence !
L’assonance du timbre fêlé
Silence !…Lancez le son
C’est fini, mille sabords !

Objectif vie : à Arsène

Annexe. Hergé : Les aventures de Tintin

Sources, reconnaissance

Il serait difficile à l’Oreille de ne pas en recommander la lecture.

 

Référence

Porret, Michel, Objectif Hergé. «Tintin, voilà des années que je lis tes aventures», Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Champ libre», 2021, 160 p. Ill.