«Au milieu de l’après-midi le téléphone sonna, Raimundo Silva alla répondre, c’était la maison d’édition, les espoirs de la femme de ménage furent déçus, une conversation de travail, Oui, je suis disponible, disait-il, faites-moi parvenir l’original quand vous voudrez, madame, ou si vous préférez, j’irai le chercher moi-même, et le reste de la conversation fut à l’avenant, correction, délais, des monologues comme celui-ci madame Maria en avait entendus très souvent, la seule différence était l’interlocuteur inaudible, avant c’était un certain Costa, maintenant une dame quelconque, c’était peut-être pour cela que la voix de Raimundo Silva avait pris ce ton langoureux, langoureux était le terme de madame Maria, ah ces hommes, mais malgré toute sa perspicacité il ne lui vint pas à l’esprit que Raimundo Silva pût être en train de parler précisément à la femme avec qui il avait couché la nuit dernière, savourant le plaisir ineffable d’employer des mots neutres qu’eux seuls étaient en mesure de traduire dans une autre langue, celle de l’émotion, si évocatrice de sens, où prononcer livre était entendre baiser, dire oui était comprendre toujours, entendre bonjour était interpréter je t’aime. Si madame Maria avait eu quelques notions de l’art de la cryptophonie, elle serait partie en ayant percé à jour leur secret, riant de celui qui croyait pouvoir se rire d’elle, c’est une exagération, bien sûr, et que seul le dépit explique, car ni Raimundo Silva ni Maria Sara n’imaginent qu’ils font souffrir madame Maria et s’ils le savaient ils ne se moqueraient pas d’elle, sinon ils ne seraient pas dignes de ce qui leur arrive» (p. 306-307).
José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne. Roman, Paris, Seuil, coll. «Points», P619, 1992, 341 p. Traduction de Geneviève Leibrich. Édition originale : 1989.
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