En 1982, Jacques Leduc et Renée Roy lancent, pour l’Office national du film du Canada, un moyen métrage (54 minutes), Albédo. Pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce que le chroniqueur Pierre Foglia, qui vient de mourir, y joue.
L’Oreille tendue avait vu ce film à sa sortie, ce qui ne rajeunit personne, et elle n’en gardait qu’un seul souvenir; elle avait oublié tout le reste.
Elle avait oublié la facture du film. S’y mêlent des trames narratives en apparence fort différentes. La fiction met en scène la vie, la mort (par suicide) et la vie familiale d’un photographe et archiviste sourd, qui a réellement existé, David W. Marvin (1930-1975), ainsi que les discussions et pérégrinations d’un couple sans nom, joué par Paule Baillargeon et Foglia. La partie documentaire raconte le quartier montréalais de Griffintown, l’immigration dans la métropole et le monde du travail (à défaut d’un emploi, on peut toujours s’enrôler dans l’armée). L’intersection de la fiction et du documentaire a dérouté le critique de cinéma du quotidien la Presse, où écrivait Foglia, Luc Perreault. Celui-ci voit dans le film une «certaine prétention moderniste fort discutable» (9 octobre 1982, p. C14) et de l’«ésotérisme» (17 novembre 1984, p. E18).
De quoi l’Oreille se souvenait-elle alors ? D’une scène d’une soixantaine de secondes, vers la 18e minute, quand le personnage joué par Foglia se retrouve dans une imprimerie et que les gestes du typographe lui reviennent «automatiquement» («C’est mon seul métier. J’en ai pas appris d’autre pour vrai. C’est le seul qu’j’ai aimé»). Des pinces lui étaient indispensables et il les rangeait toujours au même endroit, dans sa poche arrière droite. La mémoire professionnelle est une mémoire corporelle, ici digitale. Avant le numérique, les mots ont longtemps été des lettres que l’on touchait pour les assembler et les rendre lisibles (Foglia compose un seul mot pour Baillargeon, «un mot doux» : «marmelade»). Les typographes ne sauraient l’oublier.
On peut (re)voir le film ici.
P.-S.—Quelqu’un aurait-il pu penser à proposer la candidature de Pierre Foglia à un prix d’interprétation ? C’est bien peu probable.
P.-P.-S.—Que signifie albédo ? La définition du mot apparaît à l’écran au début du film et il est expliqué plus tard par un professeur donnant cours dans un amphithéâtre : «Fraction diffusée ou réfléchie par un corps de l’énergie de rayonnement incidente.» D’où l’importance de la lumière, du blanc et de la neige dans le film.
P.-P.-S.—Alain-N. Moffat a consacré une étude à ce film, «Histoire et contrepoint dans les œuvres récentes de Jacques Leduc» (Copie zéro, 37, juillet 1988); on peut la lire là. Celle de Denis Bellemare, «Albédo. Le dernier objet» (Copie zéro, 30, octobre 1986), se trouve de ce côté.
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