Un seul bardeau vous manque et tout est dépeuplé

Couvertures de livres de Roger et d’Albert Chartier

Par les temps qui courent, l’Oreille tendue travaille sur les Chartier, Roger et Albert.

Lisant une bande dessinée du second, tirée de la série Onésime, elle tombe sur l’expression «Il lui manque un bardeau !» (février 1962, éd. de 1983, p. 80)

Dans le français populaire du Québec, être en manque de bardeau renvoie à une forme légère de folie : là-haut, près du sommet, quelque chose fait défaut. On doit s’en inquiéter, mais pas trop.

Gardez néanmoins l’œil ouvert. On ne sait jamais.

P.-S.—Selon Pierre DesRuisseaux, on dirait aussi manquer un bardeau à sa (sur la) couverture et manquer un bardeau (dans le pignon) (p. 29).

 

Références

Chartier, Albert, Onésime. Ses plus amusantes aventures publiées dans le Bulletin des agriculteurs ces derniers 40 ans, Montréal, Compagnie de publication rurale, 1983, 146 p. Ill.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Chronique nautique

L’Oreille est tendue depuis quelques lustres déjà. Elle a recensé pas mal d’expressions du français québécois ou d’ailleurs. Quand elle repère une forme inconnue d’elle, elle est ravie.

Cela a été le cas la semaine dernière, dans un article de la Presse+ : «Le chef de l’opposition officielle [Pierre Poilievre] a plutôt choisi de tirer dans la chaloupe de ceux qui sauvent des vies.»

Tirer dans la chaloupe, donc. Il semble exister deux sens possibles à cette expression politiconautique.

On peut tirer dans la chaloupe de quelqu’un d’autre; c’est l’exemple ci-dessus.

On pourrait aussi, semble-t-il, tirer dans sa propre chaloupe : «Rester au caucus devient complètement intenable. On ne peut pas tirer dans la chaloupe puis rester dans la chaloupe» (Twitter). Synonymes : se tirer une balle dans le pied, scier la branche sur laquelle on est assis (merci, Reddit).

Quoi qu’il en soit, voilà qui est bien cruel.

In memoriam. François Hébert (1946-2023)

François Hébert, «Michel Beaulieu», assemblage, 2004

«Tout m’intéresse, me fait signe»,
Frank va parler

Le 28 mai, l’Oreille tendue mettait en ligne quelques zeugmes tirés du roman Frank va parler de François Hébert.

Ce roman, comme ses autres romans et récits et ses recueils de poésie, ne correspond guère à ce que l’on attend en matière de création. C’est joyeux, inattendu, libre, irrévérencieux, pas sérieux, assez broche à foin, du moins en apparence. Ce texte se passe dans une pyramide il y a plusieurs siècles, dans des bars de danseuses, dans une maison jaune à Saint-Lambert, dans un condo à Rosemont, sur la plateforme Zoom. C’est, entre autres choses, une réflexion sur l’amour, le temps qui passe (ou pas), la littérature et la mort.

À la pagne 179 se trouve une liste de morts : amis, collègues ou proches. Tout au long de Frank va parler, le romancier revient aussi sur la mort de ses parents, comme il le faisait au sujet d’eux et de sa sœur dans le recueil Des conditions s’appliquent (2019). Il faudra maintenant ajouter le nom de François Hébert à ces tombeaux : il est mort ce mardi.

Il avait été, il y a quelques décennies, le professeur de l’Oreille tendue dans un cours de poésie québécoise (quelles cravates !), puis ils étaient devenus collègues («Le comité va tout mettre ça dans un vrac»). Appelé à se définir, plutôt qu’«universitaire», il se disait «critique littéraire» (De Mumbai à Madurai, p. 24, p. 29, p. 40). Il créait des «assemblages», faits de matériaux rassemblés de-ci de-là : il y en a un en couverture du livre de l’Oreille intitulé Écrire au pape et au Père Noël (2011). Il citait volontiers Gaston Miron et Tintin. Il avait parcouru le monde, mais il aimait Montréal (Montréal, 1989; Signé Montréal, 2010) et la nature québécoise («Quand t’achètes un terrain, c’est la première acre qui coûte le plus cher»). François Hébert était le poète québécois que lisait le plus régulièrement l’Oreille : cela doit vouloir dire quelque chose, sur lui, sur elle. Il est cité une cinquantaine de fois ici : voir, par exemple, ceci, sur les gougounes, ou cela, sur un roman à clés.

Pas plus tard que lundi dernier, l’Oreille tendue écrivait à François au sujet d’un passage de Frank va parler. Ce courriel restera sans réponse.

 

Illustration : François Hébert, «Michel Beaulieu», assemblage, 2004

 

Références

Hébert, François, Montréal, Seyssel, Champ vallon, coll. «Des villes», 24, 1989, 103 p.

Hébert, François, De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi. Récit, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Romanichels», 2013, 127 p. Ill.

Hébert, François, Des conditions s’appliquent. Poèmes, Montréal, L’Hexagone, 2019, 75 p., p. 45.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Melançon, Benoît, Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.

Signé Montréal, Montréal, Pointe-à-Callière. Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, 2010, 159 p. Ill. François Hébert : auteur. Moment Factory : visuels. Avec la collaboration de Sylvie Dufresne, Paul-André Linteau et Raymond Montpetit. Existe aussi en version anglaise.