La clinique des phrases (m)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit les deux phrases suivantes :

«Le rose des temps se veut un roman ambitieux.»

Son auteure «explique qu’elle a voulu écrire “un roman altermoderne”, un courant récent qui se veut une réponse à la perte de sens de l’époque postmoderne.»

Peut-on se défaire des deux se vouloir ? Évidemment.

«Le rose des temps est un roman ambitieux.»

Son auteure «explique qu’elle a voulu écrire “un roman altermoderne”, un courant récent qui est une réponse à la perte de sens de l’époque postmoderne.»

On l’aura compris : l’Oreille tendue n’apprécie pas se vouloir et ne voit pas de mal à utiliser être.

À votre service.

Helvético-québécisme du jour

Ceci, via l’ami @bauer_olivier :

Festival Pully-Lavaux, affiche, 2016De quoi s’agit-il ? Explication tirée du site de l’événement :

Fondé en 1996, le festival Pully-Lavaux à l’heure du Québec est la plus grande scène européenne de musique francophone d’Amérique du nord.

Cette 11e édition sera l’occasion de fêter un anniversaire plein de belles surprises. Avec l’appui de la commune de Pully, le festival agrandit ses infrastructures afin d’accueillir dans les meilleures conditions possibles le nombre de ses visiteurs qui est, à chaque nouvelle édition, en constante augmentation. Nombre d’artistes québécois confirmés, ainsi que d’autres qui seront la relève de demain, ont déjà assuré le festival de leur venue à l’occasion de ce 20e anniversaire.

Ça toffe !, donc : Ça dure ! ou Ça continue !, en passant par l’anglais tough.

L’Oreille tendue, spontanément, aurait écrit On toffe ! Il est vrai qu’elle n’est pas suisse.

Rabouter, post-Shelley

Classic Comics, 26, «Frankenstein», couverture

Serial est une passionnante entreprise radiophonique.

Durant la première saison, Sarah Koenig se penchait sur le meurtre de Hae Min Lee et la condamnation d’Adnan Masud Syed. Était-il vraiment coupable de ce meurtre ?

La deuxième saison, qui est en cours de diffusion, essaie de comprendre pourquoi un soldat américain, Bowe Bergdahl, a quitté son poste en Afghanistan, avant de tomber aux mains des talibans.

Koenig raconte, dans le cinquième épisode de cette deuxième série, «5 O’Clock Shadow», une des missions auxquelles Bergdhal a participées. Arrive un moment où les véhicules qu’on y utilise sont tellement endommagés que les soldats doivent essayer de prendre des pièces de plusieurs pour en faire fonctionner un seul. Description de Koenig : «You could frankenstein them back together if you had the right parts

To frankenstein : rabouter, en quelque monstrueuse sorte.

Le verbe n’est pas neuf. L’Oreille tendue le découvre et s’en réjouit.

Qu’en aurait pensé Mary Shelley, la créatrice de Frankenstein ?

 

Illustration : Classic Comics, 26, image déposée sur Wikimedia Commons

Mourir, la belle affaire

L’homme d’affaires québécois Paul Desmarais vient de mourir. On l’a annoncé hier.

Comment ?

Sur Twitter, beaucoup ont dit que Desmarais était «décédé». Les lecteurs de l’Oreille tendue savent que, parmi ses batailles perdues d’avance, il y a celle de mourir. Pour le dire d’un mot : dans la langue courante, les gens ne décèdent pas; ils meurent. (Ils ne prédécèdent pas non plus.)

Décéder est un de ces euphémismes qu’aime la langue du XXIe siècle. Ce n’est pas le seul; voir ici et .

S’agissant de Paul Desmarais, la palme de l’euphémisme revient au compte Twitter @LeDevoir : «L’homme le plus riche du Québec tire sa révérence.»

Dans le Petit Robert (édition numérique de 2014), c’est Courteline qui sert d’exemple à cette «locution plaisante» : «après quoi je tirai galamment ma révérence et m’en allai».

On ne saurait reprocher à quiconque d’être galant.

P.-S. — Merci à Jacques Brel pour le titre de ce billet, tiré de la chanson «Vieillir».

Plaisir solitaire

Le 23 avril, la Presse+ titrait «Garda se départit d’une de ses divisions». Les cheveux — façon de parler — de l’Oreille tendue se sont dressés d’un coup. Non : il faut évidemment «se départ», et non pas «se départit».

Son fidèle Girodet, à départir, est formel : «Doit se conjuguer comme partir et non comme répartir […]» (p. 229). Son Petit Robert (édition numérique de 2010) ne dit pas autre chose, qui affirme que le «verbe modèle» de départir est partir.

Cela étant, l’Oreille ne se fait pas d’illusion : comme quitter est en voie de remplacer partir et que décéder a pris la place de mourir, plus personne ne tiendra bientôt compte de cette injonction de conjugaison. C’est comme ça.

Dès son édition de 1986 — et peut-être même avant —, le Bon Usage note : «On constate une tendance à conjuguer […] départir comme finir. […] cette tendance est très forte, même dans la langue littéraire» (p. 1253, § 811, rem. 2). Suivent des citations de Barrès, Proust, Schlumberger et Claude Simon.

L’Oreille survivra, (presque) toute seule dans son coin, le cheveu dressé.

P.-S. — Heureusement qu’il y a le Devoir : «RBC se départ de ses activités bancaires» (21 juin 2011). Merci.

P.-P.-S. — Avec départir, on peut faire pire.

 

[Complément du 30 octobre 2018]

Le narrateur des nouvelles de Cataonie de François Blais (2015) se distingue, notamment, par sa préciosité linguistique. Il allait donc de soi qu’il écrivît «Pris de panique mais ne me départant pas de mon masque mondain […]» (p. 82). Qui oserait le lui reprocher ?

 

[Complément du 24 juin 2019]

Ci-dessous, deux tweets qui réjouissent l’Oreille.

https://twitter.com/kick1972/status/1143062506312818688

 

Références

Blais, François, Cataonie. Nouvelles, Québec, L’instant même, 2015, 117 p.

Girodet, Jean, Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 1988, 896 p. Troisième édition.

Grevisse, Maurice, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986, xxxvi/1768 p. Douzième édition refondue par André Goose.