Chantons la langue avec Michel Bühler

Portrait de Michel Bühler

(Il n’y a pas que «La langue de chez nous» dans la vie. Les chansons sur la langue ne manquent pas. Petite anthologie en cours. Liste d’écoute disponible sur Spotify. Suggestions bienvenues.)

 

Michel Bühler, «Éloge des Vaudois», 2006 [?]

 

Il arrive qu’à l’étranger
— Oui je m’y risque, oui j’y vais —
Vu l’léger accent qu’est le mien
On me demande d’où je viens
À quoi je réponds : «Mais Madame
Je suis Suisse de cœur et d’âme
On s’presse de loin pour venir voir
Mes biscotos de montagnard»
Alors la dame — ou le monsieur
Qu’importe — prend un air malicieux
Et puis condescendant déclare
’vec une sorte d’accent savoyard
«Les banques et les montres, je vois
Le fromage le chocolat
Le Cervin Genève et Zurich
Vous avez d’la chance vous êtes riches !»
Que ces clichés sont éculés
Qui nous mettent tous dans l’même panier
Du Léman au lac de Constance
Sans subtilité sans nuances
Alors que vingt peuples se partagent
La douceur de nos paysages
Entre les Alpes et le Jura
Moi par exemple je suis vaudois

C’est dire que je n’ai rien à voir
Avec le Genevois bavard
Le Neuchâtelois minutieux
Ou le Valaisan tête en feu
Rien à voir mais c’est évident
Avec nos cousins suisses allemands
Je n’dirai rien à leur propos
Et rien c’est déjà presque trop
Le Vaudois… ah… c’est un taiseux
Il pense beaucoup mais parle peu
Il a trois principes : méfiance
Méfiance ensuite, et puis méfiance
Soucieux de ne choquer personne
Il pèse ses mots, et ça donne
Pour dire un «Non !» franc, affirmé
Un très délicat : «Vous croyez ?»
Offrez-lui un plat dégueulasse
Genre tripes confites à la mélasse
Pour marquer son dégoût total
Il murmurera : «C’est spécial»
Peu d’emphase donc, peu de lyrisme
Sauf chez certains politiciens
Tel c’lui qui voulait, nom d’un chien
Mettre un frein à l’immobilisme

Si l’on connaît peu le Vaudois
De par le monde c’est ma foi
Qu’il est avant tout réservé donc
Et peu porté à s’imposer
Discret il vit dans son canton
Jolies collines et frais vallons
Vignes en pentes et beaux vergers
Soucieux de ne pas déranger
Exemple : deux Vaudois pêcheurs
Sont sur le lac de bonne heure
On est heureux on est comblé
Dans l’eau un litron prend le frais
Quand tout à coup le vent se lève
Et les pousse loin de la grève
Les vagues se creusent profondes
La pluie cogne le tonnerre gronde
La barque est prête à chavirer
Leur dernière heure va sonner
«On pourrait peut-être prier ?»
S’écrie l’un d’eux désespéré
À quoi l’autre agrippé au bord
Rétorque en un ultime effort
«Est-ce que tu crois vraiment que c’est
Le moment d’se faire remarquer ?»

Ennemi de la démesure
Fuyant le risque, l’aventure
Le Vaudois type, pur et dur
Vote à l’extrêm’ centre bien sûr
En tout il reste raisonnable
Mêm’ pour le vin, mêm’ pour la table
D’accord il y a des exceptions
J’en connais j’peux donner des noms
L’est pas avare mais prudent
Jamais orgueilleux mais conscient
L’a le gaspillage en horreur
Tenez, nos deux de tout à l’heure
Sauvés séchés revenus sur terre
Se remettent avec quelques verres
À la terrasse d’un café
En haut d’une côte escarpée
Arrive un cycliste suant
Soufflant en nage écumant
Il demande une bouteille d’eau
Qu’il engloutit tout aussitôt
Puis une autre et une autre enfin
Il paie et disparaît au loin
Les deux se r’gardent abasourdis :
«Un’ si belle soif… mais quel gâchis !»

Sauf pour commander trois décis
On dit le Vaudois indécis
C’est vrai : réservant son avis
Il dira «Ouais» plutôt que «Oui»
Mais quand après mûre réflexion
Il s’est forgé une opinion
Son verdict tombe sans appel
Définitif et officiel
Nos deux Vaudois sont au bistro
Silence, personne ne pipe mot
On entend voler une abeille
Au bar la serveuse sommeille
Arrive alors un type curieux
«Belle journée bonjour ces messieurs
Un café s’il-vous-plaît mam’zelle
Et pis l’journal pour les nouvelles !»
Le gars s’installe se met à l’aise
Dans leur coin les Vaudois se taisent
Une demi-heure coule au clocher
Pas une parole n’est prononcée
Puis l’gars s’en va : «Merci, au r’voir »
Alors l’un de nos deux gaillards
Hoche la tête : «Enfin parti
C’te grande gueule !» «Ouais tu l’as dit !»

C’est ainsi que l’on est ici
Dans ce pays tendre béni
Qu’on pourrait dire de cocagne
Entre le lac et les montagnes
Où dans les années d’abondance
Les épis de blé sont si denses
Si gros si pesants sous les cieux
Que les champs plient en leur milieu
On en a vu dans ces temps-là
Des patates d’un tel format
Qu’avec une seule on pouvait faire
Des röstis pour l’armée entière
Où le brouillard parfois descend
Lourd et tellement consistant
Qu’les oiseaux pour se déplacer
Se voient contraints d’aller à pied
Où le soleil quand il se montre
Est si ardent si enjoué
Qu’il fait monter dans nos gosiers
Des soifs qu’on peut s’appuyer contre
C’est ainsi qu’on est et qu’on reste
Pas fiers, honnêtes, travailleurs
Simples bref parmi les meilleurs
En un mot vaudois… et modestes
C’qui suffit bien à not’bonheur…

 

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