Radar lexical

Quand, par exemple, elle est tendue vers le parler des jeunes (ou celui des pompiers), l’Oreille se propose de suivre la vie des mots du jour ou des expressions à la mode : vont-ils survivre (swag) ou s’étioler (vagg) ? Elle n’a pas la prétention de croire qu’elle peut prédire l’avenir d’un mot ou d’une expression, mais elle aime agrandir régulièrement son herbier lexical.

Depuis quelques mois, elle constate que les complexes ne sont pas/plus à l’ordre du jour; il serait de bon ton d’être décomplexé.

Rendant compte d’un ouvrage récent de l’Oreille portant sur les idées reçues en matière de linguistique, le quotidien le Devoir titre : «Ça suffit, les complexes !» (8 septembre 2015, p. A1 et A8) Quelques mois plus tard, le journaliste Marc Cassivi publie Mauvaise langue : «Vivre le français décomplexé», annonce son journal (la Presse+, 28 février 2016).

Le 7 juin, dans le même journal, guillemets à l’appui, le même Marc Cassivi parle du «hip-hop québécois “décomplexé”».

Dans un numéro récent de la revue Études françaises, Pierre-Luc Landry et Marie-Hélène Voyer décrivent le «parti pris décomplexé pour l’esquive et l’exubérance» (p. 53) des éditeurs québécois en matière d’étiquettes génériques.

À la radio de Radio-Canada, commentateur (Luis Clavis, Plus on est de fous, plus ont lit !, 11 avril 2016) et créateur (Geneviève Pettersen, C’est fou…, 16 avril 2016) s’y mettent.

La presse de cette fin de semaine ne fait pas autre chose, s’agissant du livre de Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. La Presse+ cite cette déclaration de Léger : «Et j’aime davantage la jeune génération décomplexée, plus exigeante, plus entrepreneuriale et à qui rien ne résiste» (25 septembre 2016). Le Devoir y va d’une autre déclaration du même : «Devant cette génération décomplexée, le Parti québécois (PQ) doit adapter son projet de pays» (25 septembre 2016). Fréquent dans les discussions sur la langue, l’adjectif prend ici une considérable expansion.

Être décomplexé est généralement perçu positivement. Plus rarement, négativement.

Dans le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation (2016), Louis Cornellier utilise le mot avec ces deux connotations opposées : «Notre langue était populaire, dense et décomplexée» (p. 12); «si je dois défendre ma langue maternelle […] c’est qu’elle est attaquée, de l’extérieur et de l’intérieur. […] De l’intérieur, par un relâchement linguistique décomplexé» (p. 170).

Le mot est chez les journalistes, les universitaires et les critiques. S’installera-t-il à demeure ? Tendons l’oreille.

P.-S. — L’usage de décomplexé n’est pas proprement québécois. L’excellent Michel Francard, dans «Vous avez de ces mots…», sa chronique du journal bruxellois le Soir, s’en sert :

À l’écart de tout purisme linguistique, cette chronique se veut attentive aux usages réels du français d’ici et d’ailleurs. Pour décrire ces usages, les analyser et les mettre en perspective, dans le temps, la société et l’espace. Pour rendre compte d’une langue décomplexée, innovante et plurielle. Pour aborder les mots du point de vue des gens qui les font vivre.

 

[Complément du 20 février 2017]

Il existerait même une «alimentation nord-américaine décomplexée». Heureusemement, elle est «proche de sa nature et de ses familles agricoles». Ça rassure, non ?

Pour une «alimentation nord-américaine décomplexée»

 

 

[Complément du 11 mars 2018]

La Presse+ du jour publie un dossier sur la littérature québécoise actuelle. On ne s’étonnera pas d’un des traits de celle-ci : «Stéphane Larue, auteur du livre Le Plongeur, est de ceux qui écrivent d’une [sic] langue décomplexée» (ici); «Mais une chose est certaine dans les années 2000 : l’oralité, le langage familier, sont énormément utilisés dans la production littéraire, et cela de manière tout à fait décomplexée» ().

Réaction, fort bien vue, sur Twitter, du non moins excellent @machinaecrire :

Merci.

P.-S.—Signalons que l’École de la tchén’ssâ de l’Oreille tendue a droit à une citation. Merci aussi.

 

[Complément du 14 avril 2018]

Le Devoir n’est pas en reste sur la Presse+, s’agissant de littérature actuelle. On y parle aujourd’hui de «rapport décomplexé à l’oralité» et de poésie «décomplexante». L’Oreille tendue n’avait pas encore d’occurrence de ce mot. Merci.

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Cornellier, Louis, le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation, Montréal, VLB éditeur, 2016, 184 p.

Landry, Pierre-Luc et Marie-Hélène Voyer, «Paratexte et mentions éditoriales : brouillages et hapax au cœur de la “Renaissance québécoise”», Études françaises, 52, 2, 2016, p. 47-63. https://doi.org/10.7202/1036924ar

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de l’Homme, 2016, 237 p. Ill.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Journal de vacances (et de villégiature)

Vendredi, 8 juillet 2016

La première fois, c’était une italienne. Ce soir, une chinoise. Vive les pendaisons de grues de Structures universelles.

Grue chinoise, Saint-Roch-de-l’Achigan, juillet 2016
Grue chinoise, Saint-Roch-de-l’Achigan, juillet 2016

Mardi, 12 juillet 2016

Sur le bord du lac, le son d’une tchén’ssâ. Ce n’est que justice.

Découvrir que tu es une icône canadienne…

Canadian Who’s Who, publicité par courriel, juillet 2016
Canadian Who’s Who, publicité par courriel, juillet 2016

…mais que vous êtes des milliers.

Jeudi, 14 juillet 2016

En juillet 1976 s’ouvraient les jeux Olympiques de Montréal. Pour des raisons médicales — une histoire de tracteur mal réceptionné —, l’Oreille n’a pu faire autre chose que regarder les compétitions et leurs reprises pendant deux semaines de son lit d’hôpital. (1976, c’était avant Internet et ses choix.) Elle en a eu assez pour toute son existence. Cet été, elle ne suivra pas ce qui se passe à Rio.

Dimanche, 17 juillet 2016

En après-midi, sous un soleil qui tapait, il y avait à Joliette, dans le cadre du Festival de Lanaudière, un hommage à Ella Fitzgerald par Jessica Vigneault, «la fille de Gilles Vigneault», précisait le programme, et l’Orchestre national de jazz de Montréal («national de Montréal» ? Passons). Fan d’Ella, l’Oreille tendue y était. Il serait injuste de comparer Jessica Vigneault, «la fille de Gilles Vigneault», à Ella Fitzgerald. N’essayons même pas.

Mardi, 19 juillet 2016

Qui dit villégiature dit lectures de villégiature, voire lectures de locations de villégiature : des livres découverts dans des maisons inconnues. L’année dernière, à Barcelone, l’Oreille avait ainsi lu un Gérard de Villiers (son premier, et personne n’y feulait). Cet été, ce fut un San-Antonio, Salut, mon pope !, de 1966. L’Oreille n’avait pas lu du Frédéric Dard depuis plus de trente-cinq ans. Elle se souvenait de l’importance de l’incise chez l’auteur, de sa passion pour le calembour, de son enflure verbale assumée, de l’inintérêt des intrigues. Elle a retrouvé le plaisir du zeugme, de la liste, de l’énumération. Elle avait cependant oublié la misogynie et l’homophobie (grec, donc pédé) de l’ensemble. Les vacances servent aussi à cela. (Heureusement, il y avait aussi des Simenon : le Coup de Vague, de 1938, les Fantômes du chapelier, de 1949, et Maigret à l’école, de 1954. C’était nettement mieux que San-A., bien que le deuxième roman soit assez clairement raciste à l’occasion.)

Que seraient des vacances sans un 36 trous (de minigolf) ?

Le 15e trou du parcours Le Défi du Super Putt de Saint-Charles-Borromée, Québec, juillet 2016
Le 15e trou du parcours Le Défi du Super Putt de Saint-Charles-Borromée, Québec, juillet 2016

Jeudi, 21 juillet 2016

Centre-ville de Joliette. À l’entrée du restaurant, le drapeau noir-jaune-rouge. Dans les assiettes, des chicons. C’est bien la Fête nationale de la Belgique.

Chicon ? Endive — comme dans tremper son chicon.

Vendredi, 22 juillet 2016

Que seraient les vacances sans quelques parties de quilles (les petites, bien sûr) ?

Dimanche, 24 juillet 2016

Que seraient les vacances sans la baladodiffusion ? Recommandation du jour : Revisionist History de Malcolm Gladwell (ce génie).

Malcolm Gladwell
Malcolm Gladwell

Que seraient les vacances sans un animal (daim, écureuil, vacancier de la construction) surpris sur le chemin du chalet ?

Lundi, 25 juillet 2016

Pour la deuxième fois, commentaire du fils cadet de l’Oreille : «Djoke de prof.» Sa progéniture et elle n’ont pas tout à fait le même sens de l’humour.

Que seraient les vacances sans la conduite automobile des mous du bulbe sur les routes régionales du Québec ? (L’excellent @machinaecrire a une explication de ce phénomène; elle est ici.)

Mardi, 26 juillet 2016

Que seraient les vacances sans les souris (et le mulot) du chalet de location ?

Que seraient les vacances sans la fréquentation des classiques ?

Histoire de pêche, Chertsey upon Cairo, Québec, juillet 2016
Histoire de pêche, Chertsey upon Cairo, Québec, juillet 2016

Que seraient les vacances sans art religieux (et automobile) ?

Croix du chemin faite en enjoliveurs, Chertsey, Québec, été 2016

Mercredi, 27 juillet 2016

Que seraient les vacances sans ces plaisanciers sans veste de flottaison et sans ces automobilistes sans clignotant ?

Que seraient les vacances sans des saucisses (au fudge) ?

Gastronomie québécoise, juillet 2016
Gastronomie québécoise, juillet 2016

Que seraient les vacances sans un peu de culture latine ?

Mise en garde, juillet 2016
Mise en garde, juillet 2016

Jeudi, 28 juillet 2016

Que seraient les vacances sans l’explosion du coût des données mobiles ?

Vendredi, 29 juillet 2016

Que seraient les vacances sans sa rue éventrée au retour ?

Samedi, 30 juillet 2016

Que seraient les vacances sans une longue et tortueuse séance de slalom entre les cônes montréalais ?

Lundi, 1er août 2016

Que seraient les vacances sans leur fin ?

Autopromotion 170

Ce soir, à 19 h, l’Oreille tendue sera au micro de Serge Bouchard et de Jean-Philippe Pleau à l’émission C’est fou… de la radio de Radio-Canada pour parler région et littérature.

Il sera question de tchén’ssâ, de power gigon et de prophylaxie typographique. Entre autres choses.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

 

Quelques références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill. (L’Oreille en cause de ce côté.)

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill. (Deux recettes tirées de ce roman par là.)

Pettersen, Geneviève, la Déesse des mouches à feu. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 2014, 203 p.

 

[Complément du 30 juillet 2015]

L’émission est en rediffusion ce soir à 20 h .

Sex-appeal de la tchén’ssâ

La scie de la maîtresse des lieux

L’Oreille tendue tient à féliciter @Fabricemg pour la qualité de sa veille documentaire. Sans lui, elle n’aurait jamais découvert l’existence d’un nouveau mot (lumbersexuality), sa représentation visuelle (voir ici) et sa définition (c’est le double, en quelque sorte, du métrosexuel).

Le même @Fabricemg avait joué un rôle dans la mise en ligne d’une série de «photos souvenirs des membres de l’École de la tchén’ssâ».

Pour cette double contribution, il est fait membre honoraire de l’École de la tchén’ssâ. Il est le premier.

P.-S. — L’Oreille en profite pour préciser que le lumbersexual existe en version féminine; voir les sites chickswithchainsaws et Chicks & Chainsaws, et ici même.

Des nouvelles de l’École de la tchén’ssâ

 

À la Librairie Olivieri, hier soir, le magazine culturel Spirale lançait son 250e numéro (automne 2014). On y trouve un dossier intitulé «Territoires imaginaires», conçu par Martine-Emmanuelle Lapointe et Samuel Mercier-Tremblay.

L’Oreille tendue y publie un texte, «J’ai créé un monstre» (p. 33-34), où elle revient sur la «création» de l’École de la tchén’ssâ et sur sa fortune (voir ici, et là encore).

Au lancement, Martine-Emmanuelle Lapointe et Samuel Mercier-Tremblay ont interrogé Samuel Archibald sur son œuvre. Il a été question de l’École de la tchén’ssâ, mais pas seulement : on a aussi causé de «gothique boréal». L’Oreille a apprécié — la discussion et l’étiquette.