«notre nom est Maurice Richard»
(Roch Carrier, le Rocket, 2000)
Montréal est une île. Pour y accéder ou pour en sortir, il faut donc des ponts (et un tunnel). Parmi ceux-ci, le pont Champlain n’est pas le plus ancien (il date de la fin des années 1950), mais il est le plus abîmé. On doit le remplacer. On s’attellera à la tâche sous peu.
On discute déjà coût, calendrier, architecture — et nom. Pour des raisons assez obscures, certains aimeraient rebaptiser le pont Champlain. Les suggestions ne manquent pas, comme le révèle la Presse+ du 16 décembre : pont Lemoyne, pont Kondiaronk, pont Hochelaga, pont Maurice-Richard.
Maurice Richard ? Un célèbre joueur de hockey des Canadiens de Montréal, de 1942 à 1960. (L’Oreille tendue a écrit une «histoire culturelle» de celui qu’on appelle «Le Rocket», le mythique numéro 9.) Des villes, une province et un pays l’ont déjà beaucoup encensé. Doit-on faire plus ?
À Montréal, Maurice Richard a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. (Il a aussi sa place sur le Walk of Fame du Madison Square Garden de New York et sur le Canada’s Walk of Fame de Toronto.) À quatre statues : devant l’aréna qui porte son nom, à côté du Centre Bell, au rez-de-chaussée des cinémas AMC-Forum-Pepsi, dans le Complexe commercial Les Ailes. À son gymnase, celui de l’école Saint-Étienne.
Il y a un lac Maurice-Richard, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. Il y a le lac et la baie du Rocket près de La Tuque. Il y a une rue Maurice-Richard et une place Maurice-Richard, à Vaudreuil-Dorion, en banlieue de Montréal.
Le Canada n’est pas en reste. L’État fédéral a érigé une statue de Maurice Richard devant le Musée canadien des civilisations, celui où a été montée en 2004 l’exposition, devenue itinérante depuis, «Une légende, un héritage. “Rocket Richard”. The Legend — The Legacy». Il a émis un timbre à l’effigie du hockeyeur et il lui fait allusion, par Roch Carrier interposé, sur les billets de banque de 5 $. L’Oreille s’est laissé dire que, à Calgary, une «Richard’s Way» (ou serait-ce une «Richard’s Road» ?) l’aurait honoré. Du temps où les affaires allaient moins mal, il y avait une salle Maurice-Richard au siège social de Research in Motion (le Blackberry), à Waterloo; peut-être y est-elle toujours.
N’est-ce pas suffisant pour celui qui disait de lui-même «Chus juste rien qu’un joueur de hockey» ? L’Oreille aurait tendance à le croire.
P.-S. — On a souvent comparé «la diva de Charlemagne» à Maurice Richard. Est-ce à dire qu’il faudra un jour penser baptiser un pont Céline-Dion ? Ce serait une bonne raison de ne pas renommer le pont Champlain. Ne créons pas de précédent dangereux.
P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois qu’une pareille opération toponymique est évoquée. Il en été question dans la Presse du 6 octobre 2011, sous la plume de Stéphane Laporte, et dans le Devoir du 20 juin 2012, dans une caricature de Garnotte. Celui-ci fait dire au ministre fédéral responsable du projet, Denis Lebel : «En son honneur, je songe à un pont… suspendu !» Maurice Richard a en effet, au cours de sa carrière, été suspendu plusieurs fois.
[Complément du 1er novembre 2014]
Le Parti conservateur de Stephen Harper, au pouvoir au gouvernement fédéral canadien à Ottawa, en fait une obsession. «Exclusif. Le Rocket aura son pont», affirme le quotidien la Presse en une aujourd’hui : «Le pont Champlain cédera sa place au pont Maurice-Richard, a tranché Ottawa. Le gouvernement Harper devrait en faire l’annonce le 9 décembre, un clin d’œil au numéro de la légende du Canadien.» En page 3, en titre : «Maurice Richard déloge Champlain.» L’Oreille n’en croit pas ses oreilles.
[Complément du 5 novembre 2014]
Dans la Presse+ de ce matin, l’Oreille tendue découvre qu’un «corridor emprunté par le quart des vols en partance ou à destination de Montréal» porte, depuis 2012, le nom MORIC (pour Maurice Richard). Plus précisément, il s’agit d’«un point de cheminement en haute altitude situé au nord-ouest de Montréal». Maurice Richard au / dans le ciel.
P.-S. — Le Rocket n’est pas seul :
En 2012, les contrôleurs de Montréal guidant les pilotes ont commencé à utiliser les points de cheminement MORIC (pour Maurice Richard), LFLER (Guy Lafleur), BLIVO (Jean Béliveau) et ARVIE (Doug Harvey), tandis que GAINY (Bob Gainey) était le nom d’une procédure d’arrivée vers les pistes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, à Dorval — YUL pour les aviateurs. Ces cinq anciens joueurs sont membres du Temple de la Renommée du hockey. De plus, le principal corridor en direction ouest, vers Chicago et Toronto, a été baptisé HABBS, qui a la même sonorité que le vénérable surnom du Canadien, «Les Habitants», prononcé à l’anglaise. […] Les Expos sont aussi dans le ciel montréalais : deux procédures de départ dans le corridor arrivant des États-Unis s’appellent CARTR, en l’honneur du receveur Gary Carter, membre du Temple de la renommée du baseball majeur. […] Une position de départ de l’aéroport Jean-Lesage, à Québec, s’appelle NORDIK.
Référence
Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.
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Le pont Champlain a été ouvert à la circulation le 28 juin 1962 et non pas à la fin des années 1950.
Oui, mais les travaux de construction ont commencé dans les années 1950 (voir ici).
J’irai cracher sur vos tombes…
La décision du gouvernement fédéral de rebaptiser le pont Champlain en pont Maurice-Richard m’abasourdit et me révolte. Elle m’inquiète aussi pour notre société qui aurait tant besoin des qualités nécessaires au respect qu’elle doit rendre à son histoire et au bout du compte, à elle-même.
Cracher sur la mémoire de Champlain, c’est profaner notre histoire et le grand rêve français en Amérique. Faut-il rappeler que Champlain a eu un rôle capital dans la fondation de la Nouvelle-France et l’exploration de notre continent et qu’il est un personnage gigantesque, le plus emblématique peut-être de notre histoire ? Grand navigateur, explorateur, cartographe, humaniste, voici ce qu’en dit l’historien américain D. H. Fischer dans son remarquable ouvrage, Le rêve de Champlain : « Champlain a lutté pour la réalisation d’un rêve immense, un Grand Dessein pour la France en Amérique. Pendant trente ans, il a sillonné un territoire que se partagent aujourd’hui six provinces canadiennes et cinq États américains, tout en menant un combat non moins farouche contre les ennemis de la Nouvelle-France à la cour d’Henri IV. Lui qui était né dans un pays ravagé par les guerres de religion, il a encouragé les mariages entre colons et Indiens, il a prêché la tolérance envers les protestants. Il a inlassablement tenté de maintenir la paix entre les nations indiennes, mais il a su quand il le fallait prendre les armes et imposer un nouvel équilibre politique, se révélant ainsi un guerrier et un stratège redoutables. Il a été un leader visionnaire, surtout si on le compare à ses contemporains anglais et espagnols, un homme qui rêvait d’un monde plus humain et vivant en paix, dans une époque marquée par la cruauté et la violence. »
Maurice Richard est certes un grand homme, mais il faut le replacer dans une juste échelle de valeurs. Qu’on se serve de son nom pour occulter, que dis-je, renier l’histoire d’un pays ça s’appelle de la démagogie, c’est instrumentaliser la mémoire du célèbre hockeyeur à des fins politiques et ce n’est pas lui faire honneur. Refuser de continuer à honorer la mémoire de Champlain c’est un pas de plus vers un processus d’aliénation habilement orchestré par de grands stratèges conservateurs qui profitent du manque de jugement et de l’acculturation de nos élites politiques.
En nous enlevant Champlain on nous enlève symboliquement notre culture, on nous méprise et on nous crache dessus.
Carole Pageau
Montréal