Une lectrice de l’Oreille tendue, @ZabethRousseau, lui posait plus tôt cette semaine la question suivante : «Le flou doit-il toujours être “artistique” ?»
Un autre lecteur de l’Oreille, absent de Twitter celui-là, lui demandait un jour ce que «l’“artistique” [venait] faire là-dedans», déplorait qu’on utilise l’expression «à tort et à travers» et promettait à celle-ci un avenir aussi riche que «au niveau de».
Allons-y voir, mais en laissant de côté le sens propre de «flou artistique» : «effet de flou à des fins esthétiques» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).
Google.ca ne nous aidera pas — une recherche à «flou artistique» (entre guillemets) donne 334 000 résultats —, sauf pour nous indiquer que l’utilisation du sens figuré de «flou artistique» s’étend à toute la francophonie («Laisser les choses dans un flou artistique, dans une imprécision volontaire», le Petit Robert, bis). Ce n’est pas propre au Québec.
Eureka.cc est plus utile : pour «flou», la base de données donne 1344 résultats dans la presse francophone pour les 30 derniers jours; de ces résultats, 65 sont pour «flou artistique», dont 64 utilisent l’expression au sens figuré.
«Le flou doit-il toujours être “artistique” ?» Pas toujours, mais s’il l’est, il le sera plus souvent au figuré qu’au propre.
P.-S. — Pour la bonne bouche, cette citation du Figaro : «L’heure est aux grands mélanges, de fonctions et de genres. Féminin-masculin (ou l’inverse) chez les néodandys qui pratiquent le flou, artistique et/ou sensuel» (12 décembre 2012, p. 4). Le «flou sensuel» ?
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Et Antidote n’en sait pas plus :
Flou artistique, locution
Effet intentionnel de flou, servant à des fins esthétiques.
Laisser les choses dans un flou artistique, locution
Laisser les choses dans une imprécision et dans une ambiguïté voulues.
Flou artistique, cooccurrence
Exemple : Aussi bien est-ce de désir qu’il s’agit, en jouant ici des effets d’indécision d’une caméra super-huit et d’une bande sonore désynchronisée, en répondant là à l’emporte-pièce au flou artistique de la question. — Le Monde.fr
Je ne sais pas d’où vient cette expression, mais je trouve que « flou esthétique » aurait peut-être été plus juste (au propre et au figuré). L’artistique a en effet très peu à voir là-dedans, contrairement à l’esthétique.
Vous en pensez quoi?
Chère Oreille-Tendue,
D’un Figaro à l’autre… le directeur du Figaro, Villemessant, écrivait le 10 avril 1874 un article de ses Mémoires d’un journaliste. Il y évoquait le travers d’un de ses anciens collaborateurs, Duchesne, qui, malheureusement, «possédait au plus haut degré l’art de débiter des lieux communs, des clichés de langage, ce que nous appelions autrefois les petits paquets tout faits.»
Le flou n’y est pas encore artistique, mais il s’y glisse tout de même entre quelques clichés (qui eux-mêmes vous intéresseront peut-être):
«Dans ses articles de peinture et d’art, [écrit Villemessant], je rencontrais invariablement:
Peint dans la pâte. – On sent le nu sous la draperie. – La transparence des chairs. – Toujours des glacis! – La morbidesse. – Le flou des couleurs – La lumière se joue dans le feuillage – Et votre perspective aérienne? – C’est le triomphe du clair obscur – Largement ébauché – La vigueur n’exclut pas la grâce – La jeunesse des contours – Vous avez sacrifié la ligne serpentine – Que de charme dans cette douce figure – Mains fines et aristocratiques – Où sont donc les jeunes? – Vous sacrifiez au goût du jour – Somme toute peu d’oeuvres témoignant d’une aspiration élevée – Après cela il faut tirer l’échelle.» etc.
Villemessant énumère quelques lieux communs associés à différents types d’article (exécutions capitales, articles de théâtre, articles nécrologiques…!). Et il conclut: «On juge du mal que j’avais à extirper toutes ces belles phrases de mes articles! Ce qu’il y a de plus terrible à penser, c’est que beaucoup de journalistes, en parcourant cette nomenclature de lieux communs, trouveront qu’il en est qui ne sont pas encore tout à fait démodés et se diront en les écrivant: Ah bah! on peut bien s’en servir encore une fois!»
Je me suis dit que ces lignes d’un autre observateur des lieux communs pourraient vous faire sourire. On peut consulter l’article dans la collection numérique de Gallica.
Il y a là à boire et à manger. Grâce à vous, l’Oreille découvre la «morbidesse». Merci.