En 2011, Jean Charest, qui était alors premier ministre du Québec, annonçait que l’enseignement intensif de l’anglais langue seconde deviendrait obligatoire dans les écoles du Québec pour tous les élèves de la sixième année de l’école primaire à compter de septembre 2015. Le Parti québécois de Pauline Marois, au moment de succéder au Parti libéral, décida de reporter l’application de cette mesure et commanda une étude à l’École nationale d’administration publique (le rapport de l’ÉNAP est ici). Revenus au pouvoir sous la direction de Philippe Couillard, les libéraux mirent fin au moratoire et le premier ministre confia ce dossier à l’ineffable Yves Bolduc, ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport et ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science. La semaine dernière, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec déposait son avis sur la même question (version courte, version longue).
Au micro de Michel Lacombe, dans le cadre de l’émission radiophonique de Radio-Canada Faut pas croire tout ce qu’on dit du 30 août, l’Oreille tendue a été appelée à donner, avec d’autres, son avis sur ce programme d’anglais intensif. Elle l’a fait à deux titres.
D’une part, son fils cadet est entré, le 28 août, dans un tel programme. (Nouvelles du front : après deux jours, il n’est ni bilingue, ni anglicisé, ni assimilé.)
D’autre part, l’Oreille aime bien réfléchir aux discours sur la langue au Québec. En matière d’enseignement de l’anglais, trois choses la frappent.
La première est que le débat repose sur des bases bien peu solides. Certains confondent l’immersion (toutes les matières enseignées dans la langue seconde) et l’enseignement intensif (une seule matière enseignée de façon intensive, en l’occurrence l’anglais). Cet enseignement ne vise pas à former des locuteurs bilingues, comme semble le croire le premier ministre du Québec, mais à donner aux élèves une maîtrise «fonctionnelle» d’une autre langue. Rien là de bien nouveau : cela se pratique, au Québec, depuis… 1976. Les effets de cette pratique pédagogique ont été beaucoup étudiés. Parmi les conclusions de ces études, deux sont à retenir : «un enseignement de l’anglais conforme au programme a également des effets positifs sur la maîtrise du français et sur toutes les tâches qui exigent de lire et d’analyser» (Avis du Conseil supérieur de l’éducation, p. 87); l’enseignement d’une langue seconde doit être offert à tous les élèves, y compris les élèves à risque et les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage. Sur toutes ces questions, et d’autres encore, il faut lire l’avis du Conseil supérieur de l’éducation; il est instructif et parfaitement clair. (L’Oreille y aurait coupé quelques faire en sorte que, mais c’est une de ses obsessions du moment. Il ne faut pas lui en vouloir.)
Deuxième remarque : ceux qui s’opposent à l’introduction de l’enseignement intensif de l’anglais en sixième année du primaire sous la forme que défend le gouvernement de Philippe Couillard le font pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises.
Certaines sont largement partagées. La plupart des personnes saisies de ce dossier sont d’accord pour dire que l’échéancier libéral est irréaliste : comment imaginer étendre en deux ans à la majorité des élèves québécois un programme qui ne touchait que 14,51 % de ceux-ci en 2013-2014 (Avis, p. 46) ? Il faudra former des professeurs, modifier le régime pédagogique, aménager des horaires, etc. En ce domaine, les besoins des uns et des autres varient grandement. (Ce programme ne saurait être universel. Il va de soi que les élèves bilingues des écoles francophones, par exemple, devraient en être exclus d’office.)
Le Conseil supérieur de l’éducation répond avec clarté à ceux qui craignent que l’enseignement de l’anglais langue seconde ne menace le français :
le véritable risque pour la pérennité du français au Québec ne réside pas dans un enseignement plus efficace de l’anglais, langue seconde, mais dans un manque de conscientisation des individus aux conséquences de leurs comportements langagiers et dans un affaiblissement des institutions qui défendent la langue officielle. La pérennité du français exige donc une vigilance constante de l’État, car elle ne pourra jamais être tenue pour acquise dans le contexte nord-américain. Cependant, protéger le français ne signifie pas renoncer à des compétences en anglais, puisque, au contraire, apprendre une autre langue augmente la capacité de réfléchir sur le fonctionnement de sa propre langue (Avis, p. 86).
Cela est clair.
Enfin, d’autres raisons des opposants sont, elles, difficiles à considérer avec sérieux. À croire certains lecteurs de la Presse ou du Devoir, il y aurait, derrière le projet libéral, une manœuvre d’anglicisation du Québec, voire une étape de plus dans l’assimilation des Québécois francophones. Il en est même qui brandissent le nom de Lord Durham. L’Oreille voit mal comment son fils pourrait être anglicisé, voire assimilé, parce qu’il aurait suivi cinq mois de cours intensifs d’anglais dans un parcours scolaire en français d’un minimum de onze ans (six ans de primaire, cinq ans de secondaire). Il est vrai qu’elle n’est guère portée sur la théorie du complot.
Reste une troisième et dernière chose à évoquer. Que faire de Montréal ? Parmi les exceptions qu’envisagerait d’appliquer le ministre Bolduc, certaines concerneraient les «quartiers allophones» de Montréal. L’Oreille tendue l’a dit en ondes : cela lui paraît absurde. Pourquoi ? Elle ne voit pas bien comment on pourrait refuser à certains élèves québécois un programme qui serait offert à d’autres sur la seule base d’une chose aussi floue que l’idée de «quartiers allophones». Par ailleurs, l’idée selon laquelle les élèves «allophones» parleraient évidemment l’anglais — et l’auraient appris sur des bases solides — est facilement contredite par la description de la réalité linguistique montréalaise. Les «allophones» parlent bien d’autres langues à la maison que l’anglais. (Le représentant syndical Sylvain Mallette, à Faut pas croire tout ce qu’on dit, rappelait qu’il se parle 159 langues maternelles sur le territoire de la Commission scolaire de Montréal.)
Cela amène à réfléchir aux rapports des langues entre elles. S’agissant toujours de la situation linguistique montréalaise, on se dit, à la lecture de la pléthore de textes sur le projet du gouvernement Couillard, que l’occasion serait belle, au moment où on réfléchit à l’enseignement de la langue seconde au Québec, pour essayer de sortir de la polarisation entre l’anglais et le français. Le pseudo-débat sur le «franglais» du mois de juillet aurait dû déjà le montrer : l’époque où l’on pouvait faire semblant qu’il n’y a que deux langues au Québec est révolue. Le Conseil supérieur de l’éducation suggère d’ailleurs de mettre en place, au préscolaire et au début du primaire, des activités d’«éveil aux langues» (Avis, p. 31). L’idée est bienvenue.
Cela étant, le débat n’est pas prêt de s’éteindre. Au Québec comme ailleurs — mais peut-être un peu plus au Québec —, les discussions en matière de langue sont toujours lourdement chargées d’émotions. En effet, le statut de l’enseignement de l’anglais ne peut pas ne pas renvoyer à celui de l’enseignement du français et, par extension, à celui du français dans l’espace public. Or les questions identitaires se règlent rarement dans la sérénité.
P.-S. — Par communiqué, le Conseil supérieur de la langue française «reçoit avec intérêt» l’avis du Conseil supérieur de l’éducation. Voilà qui devrait en rassurer quelques-uns parmi les craintifs. (Malheureusement, dans la phrase, incontestable, «Le français, langue commune et langue officielle du Québec, est indissociable de la culture et de l’identité québécoise», il manque un s à «québécoise».)
[Complément du 2 septembre 2014]
Dans le Soleil du jour, le caricaturiste André-Philippe Côté indique un bénéfice inattendu de l’enseignement intensif de l’anglais.
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