Lendemains d’émeute

Devant le Forum de Montréal, le 18 mars 1955

[On souligne ces jours-ci le soixantième anniversaire de l’émeute qui suivit l’annonce de la suspension du joueur de hockey Maurice Richard. Réflexion historique.]

«Sans le savoir, en suspendant Maurice Richard,
Clarence Campbell avait accéléré l’histoire…»
(la Presse, 14 mars 1995, p. A2).

Récapitulons. Le 13 mars 1955, à Boston, Maurice Richard se fâche. Le 16 mars, il est puni : Clarence Campbell est fâché. Le 17 mars, à Montréal, les supporteurs du Rocket se fâchent. Le 18 mars, il leur demande de ne plus se fâcher. Voilà, en quelques mots, ce qui constitue(rait) un épisode capital de l’histoire du Québec moderne : l’Émeute Maurice-Richard du printemps 1955.

Cette émeute a acquis un statut d’évidence historique aujourd’hui, notamment dans son lien avec la Révolution tranquille : elle en aurait été l’«annonce», voir l’«élément déclencheur». («Révolution tranquille» ? Au sens strict, il s’agit de la période, de 1960 à 1966, pendant laquelle le gouvernement québécois, alors dirigé par le premier ministre libéral Jean Lesage, aurait spectaculairement rompu avec la «Grande Noirceur» incarnée par un de ses prédécesseurs, Maurice Duplessis, de l’Union nationale. Indiquons deux de ses symboles forts : la nationalisation de l’électricité; la création du ministère de l’Éducation.) Les choses sont évidemment un peu plus compliquées que cela. Il faudrait notamment se demander quand le lien entre ces deux «événements» est apparu. Allons-y voir.

Deux exemples, tirés d’entretiens, suffiront à montrer la force du lien.

Le premier, dans la bouche du cinéaste Jean-Claude Lord, à RDI, la chaîne d’information continue de la télévision de Radio-Canada, le 25 octobre 1999 :

Les événements qui ont traversé la vie de Maurice, en particulier, bon, l’Émeute, et toute la signification que ç’a eue ont fait qu’à un moment donné socialement ça devenait quelque chose d’important. […] si on se rappelle bien, en 1955 l’Émeute, en 1960 le début de la Révolution tranquille.

Le second, dans celle de l’historien Peter Gossage (An Illustrated History of Quebec. Tradition & Modernity, 2012), interviewé dans la Presse du 23 août 2012 :

Maurice Richard est devenu l’un des mythes fondateurs de la Révolution tranquille (p. A10).

L’article est illustré de deux photos prises au moment de l’Émeute. Entre 1955 et 1960, il y aurait donc une nette relation directe.

Ce type de discours est devenu banal dans la société québécoise; il n’en a pas toujours été de même. Un bref sondage, de cinq ans en cinq ans, dans les archives du quotidien la Presse, le montre. La commémoration de l’Émeute est chose récente.

17 mars 1960 : rien ne porte sur l’Émeute. Il n’en est même pas question dans la rubrique «Vous souvenez-vous ?».

17 mars 1965 : huit lignes, dans la rubrique «Miroir des sports», sont consacrées à «Un 10e anniversaire mémorable, celui de “l’affaire Richard”». (On ne parle pas d’émeute.)

17 mars 1970 : rien ne porte sur l’Émeute.

17 mars 1975 : sous le titre «L’émeute du Forum : 20e anniversaire» paraît un texte de vingt lignes.

17 mars 1980 : une page du journal, dans le cahier «Informations générales», raconte : «Il y aura 25 ans lundi, au Forum… Les “fans” du Rocket attendaient Campbell».

17 mars 1985 : rien ne porte sur l’Émeute.

17 mars 1990 : un article de vingt-trois lignes rappelle «Il y a 35 ans : l’émeute !»

14-18 mars 1995 : une série de cinq reportages, un par jour, revient sur «L’émeute du Forum : 40 ans plus tard».

17 mars 2000 : rien ne porte sur l’Émeute.

17 mars 2005 : «L’émeute au Forum. Il y a cinquante ans» est un «Cahier spécial sports. Grand format», qui reprend la typographie du journal en 1955.

17 mars 2010 : rien ne porte sur l’Émeute.

17 mars 2015 : rien ne porte sur l’Émeute.

Que conclure de ce bref résumé, qui ne concerne qu’un aspect de la mémoire de l’Émeute dans la société québécoise ? Une première chose, accessoire : la commémoration est plus nourrie aux dix ans qu’aux cinq ans. Une seconde, bien plus importante : plus on s’éloigne de l’événement, plus on le commémore (longuement). (Pour démontrer la solidité de ce qui reste pour l’instant une hypothèse, il faudrait évidemment se livrer au même type d’exercice dans d’autres journaux, dans d’autres médias, dans les manuels d’histoire, etc.) Une troisième : la Presse passe sous silence l’Émeute en 2010 et en 2015, alors que celle-ci avait été très fortement couverte en 1995 et en 2005; ce silence est d’autant plus étonnant que d’autres médias ont été prolixes en 2015 (Radio-Canada, la station de radio 98,5, The Gazette, The Globe and Mail, le Orange County Register, Sportsnet, etc.).

Toute histoire est un récit, et un récit qui se transforme au fil du temps. Le récit historique québécois, dans son interprétation de la Révolution tranquille, a cherché des événements qui pourraient l’annoncer. C’est ce qu’indiquait Alexandre Turgeon dans un article du Devoir le 21 septembre 2010 :

À cette quête de paternité [de la Révolution tranquille] se joint une autre quête, soit celle des signes précurseurs de la Révolution tranquille. Ceux-là sont légion. Que l’on pense au manifeste du Refus global [1948], à l’émeute du Forum à la suite de la suspension de Maurice Richard, au «Désormais…» qu’aurait lancé Paul Sauvé à son arrivée au pouvoir, à ces foyers d’opposition au régime que furent le Devoir, Cité libre et la faculté des Sciences sociales de l’Université Laval, et bien d’autres encore… Une fois de plus, on cherche avidement les signes avant-coureurs de cette Révolution tranquille du fait que l’on ne peut concevoir, ni admettre, qu’il s’agisse d’un phénomène de génération spontanée (p. A7).

L’Émeute Maurice-Richard est devenue un de ces «signes avant-coureurs», mais cela s’est fait progressivement. La place que cette émeute a prise dans le récit historique québécois — et qui paraît maintenant aller de soi — est le fuit d’une construction et on pourrait sans trop de mal la rapporter à l’évolution du nationalisme québécois et à celle des interprétations de la Révolution tranquille. (Dans ce récit, le «Bloc-notes» d’André Laurendeau paru dans le Devoir du 21 mars 1955, «On a tué mon frère Richard», joue évidemment un rôle important.)

Cela est banal, mais mérite néanmoins d’être répété.

P.-S. — L’image en tête de ce billet a été repérée par Dave Stubbs.

 

[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]

 

[Complément du 12 décembre 2018]

 

Références

Gossage, Peter et J.I. Little, An Illustrated History of Quebec. Tradition & Modernity, Don Mills, Oxford University Press, 2012, xix/369 p. Ill.

Laurendeau, André, «Blocs-notes. On a tué mon frère Richard», Le Devoir, 21 mars 1955, p. 4. Repris dans le Devoir les 29-30 janvier 2000, p. E9, le 29 mai 2000, p. A9 et et 17 mars 2015 (édition numérique).

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Perreault, Mathieu, «La Révolution tranquille revisitée», la Presse, 23 août 2012, p. A10.

Turgeon, Alexandre, «La Révolution tranquille en quête de paternité», le Devoir, 21 septembre 2010, p. A7.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

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