Depuis une semaine, les médias francophones — les traditionnels comme ceux qu’on dit «sociaux» — ne cessent d’en parler : la bataille de l’orthographe française ferait rage, à cause d’une série de «rectifications». Et si on essayait d’y voir un peu plus clair ?
De quoi s’agit-il ?
En décembre 1990, le Journal officiel du gouvernement français publiait un texte du Conseil supérieur de la langue française intitulé «Les rectifications de l’orthographe».
Le titre du document l’indique : il serait abusif de parler de «réforme de l’orthographe» ou de «nouvelle orthographe». On la «rectifie», sans plus. On ne saurait être plus clair : «Toute réforme du système de l’orthographe française est exclue […]» (p. 9).
Les rectifications ont donné lieu à des affrontements verbaux violents dès leur annonce.
Peut-on parler d’une transformation majeure ? Pas selon une mise au point fort utile de la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française : «En fait, les rectifications touchent, en moyenne, un mot par page rédigée.»
Pourquoi en parler autant aujourd’hui ?
Des éditeurs de manuels scolaires français utilisaient ces rectifications depuis longtemps. On a appris la semaine dernière que l’ensemble des éditeurs de manuels scolaires français s’y mettrait à compter de cet automne.
Aucun gouvernement, aucun ministère de l’Éducation, n’a imposé ces rectifications, malgré des directives qui visaient à en faire la référence en matière de langue scolaire.
Est-ce la première fois que l’orthographe française est soumise à des transformations officielles ?
Non. Elle a été modifiée — ou on a tenté de la modifier — en 1740, en 1835, en 1901 (arrêté Leygues «relatif à la simplification de l’enseignement de la syntaxe française»), en 1976 (arrêté Haby «relatif aux tolérances grammaticales ou orthographiques»), etc. À cette énumération, on pourrait ajouter les éditions périodiquement (et lentement) revues du Dictionnaire de l’Académie française.
Les rectifications de 1990 ont-elles été mises en œuvre ?
Voilà le paradoxe : mal reçues en 1990 dans plusieurs milieux, jamais imposées par l’État, elles ont néanmoins été retenues dans nombre de contextes, sans qu’on le sache toujours.
Vous avez acheté une édition récente du Petit Robert, du Petit Larousse ou du Multidictionnaire de la langue français ? Les rectifications y sont, complètement ou partiellement.
Vous utilisez les logiciels Microsoft Word ou Antidote ? Elles y sont.
Et au Québec ?
L’Office québécois de la langue française a fait preuve de prudence. Voici comment sa position est présentée dans sa Banque de dépannage linguistique :
Dès 1991, l’Office québécois de la langue française s’est déclaré, de façon générale, favorable à l’application des rectifications de l’orthographe, mais, étant donné les réticences, voire l’opposition, qu’elles soulevaient dans divers milieux en France et ailleurs, il n’a pas voulu faire cavalier seul et imposer cette nouvelle norme au public québécois.
L’État québécois n’a donc jamais imposé ces rectifications.
Elles sont cependant utilisées dans des publications gouvernementales (celles du Conseil supérieur de la langue française; exemple ici) ou commerciales (la revue Nouveau projet).
Le ministère de l’Éducation en tient compte dans ses grilles de correction, mais il n’exige pas leur enseignement.
Les futurs enseignants de français au secondaire sont formés aux rectifications.
Quelles leçons tirer des débats actuels ?
Il y en a plusieurs.
Les questions de langue sont lourdes d’affects très puissants. On a pu voir partout ces derniers jours des déclarations comme celle de la chroniqueuse Lysiane Gagnon en 1990 : «Les accents circonflexes, ces mignons petits chapeaux qui apportaient un peu de fantaisie graphique au texte, sont grossièrement éliminés. […] Ces mots-là ont soudain l’air tout nus.» Le linguistique n’est jamais seulement du linguistique. (Cela dit, dans ces deux phrases, il n’y a pas de linguistique.)
Les débats linguistiques sont aussi, souvent, des débats de valeurs. On le voit nettement chez les opposants aux rectifications, parmi lesquels nombre de conservateurs / réactionnaires / essentialistes linguistiques (rayez la mention inutile, s’il y en a), par exemple Alain Finkielkraut ou Mathieu Bock-Côté.
Ces débats ont aussi une forte dimension politique, ainsi qu’en témoigne, en France, leur récupération politique par le Front national (et pas que par lui).
Il faut redresser l'école et non rabaisser la langue ! l NON à la réforme de l’#orthographe ! #Excellence pic.twitter.com/KqQDc5aECq
— Rassemblement National (@RNational_off) February 4, 2016
Enfin, il y a peut-être une dimension spécifique à la guéguerre de l’orthographe. C’est Jean-Marie Klinkenberg qui l’a le mieux résumée, notamment dans son ouvrage la Langue dans la Cité (2015) :
Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (p. 36).
Pour qui souffre de cette maladie bénigne propre à ceux qui ont la langue française «en partage», selon la formule consacrée, les discussions en matière de langue paraissent toujours plus graves qu’elles ne le sont.
P.-S. — L’Oreille tendue a déjà raconté l’essentiel de ce qui précède à la radio de Radio-Canada le 5 février. C’était au micro d’Alain Gravel. On peut (ré)entendre l’entretien là.
[Complément du 15 février 2016]
Le Collège Édouard-Montpetit (Longueuil) reprend ce texte sur son site Web. C’est ici, en PDF.
Références
Anonyme, «Arrêté relatif à la simplification de l’enseignement de la syntaxe française» (26 février 1901) (arrêté Leygues), dans Maurice Grevisse, le Bon Usage. Grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui, Gembloux, J. Duculot, 1975, p. 1240-1245. Dixième édition revue.
Anonyme, «Arrêté du 28 décembre 1976 relatif aux tolérances grammaticales ou orthographiques» (arrêté Haby), Journal officiel, 9 février 1977; repris dans Maurice Grevisse, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986, p. 1696-1708. Douzième édition refondue par André Goose.
Anonyme, «Les rectifications de l’orthographe. Conseil supérieur de la langue française», Journal officiel de la République française, 6 décembre 1990, 19 p.
Gagnon, Lysiane, «Vivent les nénuphars !», la Presse, décembre 1990, p. B3.
Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.
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Les rectifications de l’orthographe sont prises en compte dans le Dicthographe, y compris dans les définitions, et dans les exercices du site Gaétan Solo, ce qui, en dix ans, n’a suscité qu’une remarque, certes virulente, sur l’usage du trait d’union dans l’écriture des nombres…
Comme vous l’avez indiqué, une bonne partie de ces rectifications est prise en compte. Les principaux blocages concernent l’accent « si complexe », la francisation des noms (sandwiches, ferries,…) et la correction d’anomalies (nénufar, ognon,…). J’aimerais que les (gens de) médias s’offusquent d’abord des majuscules non accentuées dans le corps des articles des magazines français !
À l’aspect politique, j’ajoute l’élitisme qui utilise et donc privilégie la complexité de la langue.
L’évolution de la langue française est une évidence, les réformes permettent d’en améliorer la cohérence.
Cordialement.