Les Lumières du Devoir

T-shirt voltairien. T-shirt lancé par la Mercerie Roger en janvier 2015

En première page du Devoir du jour, on peut lire ceci, dans une entrevue de Normand Baillargeon :

Le recueil de 268 pages rappelle de façon lancinante que la liberté d’expression craque de partout. «Je suis en désaccord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire», a déclaré Voltaire. Trois siècles plus tard, le droit de parole est loin de l’idéal des Lumières.

Le problème est que Voltaire n’a jamais dit cela; il s’agit d’une phrase écrite en 1906 par une de ses biographes, Evelyn Beatrice Hall (voir ici, par exemple).

Alerté, le quotidien montréalais a corrigé la version du texte sur son site Web :

Le recueil de 268 pages rappelle de façon lancinante que la liberté d’expression craque de partout. «Je suis en désaccord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire», dit une citation souvent faussement attribuée à Voltaire. Trois siècles plus tard, le droit de parole est loin de l’idéal des Lumières.

Merci, le Devoir.

En page B8, sous la plume d’Odile Tremblay, on trouve la phrase suivante :

L’histoire évolue quand même en la matière… Au Moyen Âge et à la Renaissance, dit-on, de tels pillages faisaient partie des mœurs courantes. Au XVIIIe siècle, Diderot dénonçait le plagiat comme un délit très grave, en s’appuyant sur la notion récente de droit d’auteur. Depuis, la propriété intellectuelle a beau se voir réglementée ici et ailleurs, c’est au plaignant de prouver le bien-fondé de sa cause.

L’Oreille tendue, qui connaît pourtant un certain nombre de choses sur Diderot, est pour le moins étonnée de cette phrase.

D’une part, il est vrai que le nom de Diderot a été associé au plagiat, mais c’est parce qu’il a lui-même été accusé, par Fréron, d’avoir plagié Goldoni. Diderot a longuement répondu à ces accusations dans le dixième chapitre, «De la tragédie et du plan de la comédie», de son Discours de la poésie dramatique (1758), mais sans se référer au droit d’auteur.

D’autre part, si tant est que Diderot ait effectivement «dénoncé le plagiat», il resterait à démontrer qu’il s’appuyait «sur la notion récente de droit d’auteur». Or, sur ce plan-là, les choses sont bien complexes. Prenons deux exemples. Dans sa «Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, son état ancien et actuel, ses règlements, ses privilèges, les permissions tacites, les censeurs, les colporteurs, le passage des ponts et autres objets relatifs à la police littéraire» (1763), Diderot ne défend pas une conception nouvelle du droit d’auteur, bien au contraire. Cette nouvelle conception du droit d’auteur a surtout été promue par Beaumarchais, à partir de 1777, mais Diderot, qui mourra en 1784, a refusé de se joindre à lui en cette matière.

Bref, «Diderot», «le plagiat» et la «notion récente de droit d’auteur», ça ne peut guère tenir en une phrase.

Dure journée pour les Lumières au Devoir.

P.-S.—Pendant que nous y sommes… Dans l’article qui jouxte celui d’Odile Tremblay, «Les journalistes syndiqués de La Presse ratifient l’entente de principe», il est question d’une «missive de lundi» de Pierre-Elliott Levasseur. Or cette «missive» date de samedi, pas de lundi.

 

Illustration : T-shirt lancé par la Mercerie Roger en janvier 2015, au moment des attentats contre Charlie hebdo.

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