«Karastein était un individu de taille élancée, que ne déparait pas une certaine corpulence. De l’orteil au cheveu, il faisait, à vue de nez, dans les cent quatre-vingts centimètres. Sa largeur hors tout approchait les soixante-dix centimètres. Sa capacité thoracique était proprement phénoménale, son pouls lent, son air amène. Son visage ne présentait aucune particularité remarquable : il avait deux yeux bleus, un nez épatant, une grande bouche, deux oreilles décollées, un cou pas très propre. Ni barbe, ni moustaches, nous l’aurions remarqué tout de suite. Des sourcils abondamment fournis, des narines sensuelles, des joues rebondies, des lèvres charnues, un menton volontaire, une mâchoire carrée, un front bas, des tempes dégarnies, des paupières spirituelles. Le nombre de ses mimiques semblait pourtant limité. Il avait l’air intelligent de l’indigène auquel Arthur de Bougainville demanda son chemin lorsqu’il débarqua de la gare de Lyon le 11 septembre 1908.
Et si nous ajoutons qu’il était d’un naturel taciturne, qu’il avait comme l’air perdu dans un rêve intérieur, qu’il sortait de chez un coiffeur qui ne l’avait pas gâté, et qu’il tournait et retournait dans ses grosses mains velues son calot de drap rude, nous penserons avoir donné de cet homme un portrait suffisamment précis pour que, si d’aventure vous le rencontrez par hasard au croisement de la rue Boris-Vian et du boulevard Teilhard-de-Chardin, vous vous hâtiez de changer de trottoir, exactement comme nous-mêmes le ferions si pareil alinéa nous tombait dessus (il est vrai que nous connaissons, nous, le fin mot de l’histoire…).»
Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1413, 1982, 118 p., p. 60-61. Édition originale : 1966.
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