«Il te suffit de tendre l’oreille et d’apprendre à reconnaître les bruits du palais, qui changent d’heure en heure : au matin retentit la trompette de l’envoi des couleurs sur la tour, les camions de l’Intendance royale déchargent bidons et paniers dans la cour de la dépense, les femmes de chambre battent les tapis sur la balustrade de la loggia, le soir, les grilles qui se referment grincent, des cuisines monte un cliquetis de vaisselle, des écuries quelques hennissements signalent qu’il est l’heure d’étriller» (p. 60).
«Prisonnier d’une cage de répétitions cycliques, tu tends l’oreille dans l’espoir, à chaque note, qu’elle va bouleverser ce rythme suffocant, à chaque annonce, qu’elle prépare une surprise, l’ouverture des barreaux, les chaînes brisées» (p. 67).
«Il y avait une voix, une chanson, une voix de femme que le vent, de temps en temps, portait jusqu’ici en haut, jusqu’à toi, à travers quelque fenêtre ouverte, il y avait une chanson d’amour que, les nuits d’été, le vent portait jusqu’à toi par lambeaux, et à peine te semblait-il en avoir saisi quelques notes qu’elle se perdait déjà, tu n’étais jamais sûr de l’avoir vraiment entendue, de ne l’avoir pas seulement imaginée, de n’avoir pas seulement désiré l’entendre, c’était le rêve d’une voix de femme qui chantait dans le cauchemar de ta longue insomnie. Voilà ce que tu attendais, vigilant en silence : ce n’est plus la peur qui te fait tendre l’oreille. Dans chaque note, dans chaque timbre, dans chaque coloration de voix, tu recommences à entendre ce chant qui te parvient maintenant de la ville que la musique avait abandonnée» (p. 75).
«Tu souffles, tu souffles, sous le ciel sombre on ne croit entendre que ton halètement, le crépitement des feuilles sous tes pas qui butent. Pourquoi les grenouilles se sont-elles tues à présent ? Non, voici qu’elles recommencent. Un chien aboie… Arrête-toi. Les chiens se répondent au loin. Tu marches depuis si longtemps dans l’obscurité épaisse, tu as perdu toute idée de l’endroit où tu peux te trouver. Tu tends l’oreille» (p. 83).
Italo Calvino, Sous le soleil jaguar, Paris, Seuil, 1990, 86 p. Traduction de Jean-Paul Manganaro. Édition originale : 1986.
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