On prétend souvent que la conversation française parisienne serait caractérisée par sa brièveté brillante. C’est ce que pense le duc de Choiseul. Ce n’est pas ce que pense Casanova.
Ma première visite fut à M. de Choiseul d’abord que j’ai su qu’il était à Paris. Il me reçut à sa toilette, et écrivant pendant qu’on le peignait. La politesse qu’il me fit fut d’interrompre sa lettre par des petits intervalles, me faisant des interrogations, auxquelles je répondais, mais inutilement, car au lieu de m’écouter il écrivait. Parfois il me regardait; mais c’était égal, car les yeux regardent, n’entendent pas. Malgré cela ce duc était un homme qui avait beaucoup d’esprit.
Après avoir achevé sa lettre, il me dit en italien que M. l’abbé de Bernis lui avait conté une partie de l’histoire de ma fuite.
— Dites-moi donc comment vous avez fait pour y réussir.
— Cette histoire, Monseigneur, dure deux heures, et V. E. me semble pressée.
— Dites-la en bref.
— C’est dans sa plus grande abréviation qu’elle dure deux heures.
— Vous me direz une autre fois les détails.
— Sans les détails cette histoire n’est pas intéressante.
— Si fait. On peut raccourcir tout, et tant qu’on veut.
— Fort bien. Je dirai donc à Votre Excellence que les Inquisiteurs d’État me firent enfermer sous les plombs. Au bout de quinze mois et cinq jours, j’ai percé le toit; je suis entré par une lucarne dans la chancellerie dont j’ai brisé la porte; je suis descendu à la place; j’ai pris une gondole qui m’a transporté en terre ferme, d’où je suis allé à Munick. De là, je suis venu à Paris, où j’ai l’honneur de vous faire ma révérence.
— Mais… qu’est-ce que les plombs ?
— Cela, Monseigneur, dure un quart d’heure.
— Comment avez-vous fait pour percer le toit ?
— Cela dure une demi-heure.
— Pourquoi vous a-t-on mis là-haut ?
— Encore une demi-heure.
— Je crois que vous avez raison. Le beau de la chose dépend des détails. Je dois aller à Versailles. Vous me ferez plaisir vous laissant voir quelquefois. Pensez en attendant en quoi je peux vous être utile (éd. 2014, p. 215-216).
P.-S.—Casanova aurait-il quelque chose à voir avec Pascal ?
Référence
Casanova, Giacomo, Histoire de ma vie. Anthologie. Le voyageur européen, Paris, Le livre de poche, coll. «Classiques de poche», 32695, 2014, 597 p. Édition préfacée, commentée et annotée par Jean M. Goulemot.
Cette œuvre est sous Licence Creative Commons Internationale Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale 4.0.