Maurice Richard, l’ancien ailier droit des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, est un mythe québécois. La constitution de ce mythe est souvent fondée sur la comparaison. Était-il le plus grand joueur de son équipe ? A-t-il été le meilleur attaquant de l’histoire des Canadiens ? Était-il le plus grand joueur de la Ligue nationale à son époque ? Était-il le plus grand sportif de son époque ? Maurice Richard, enfin, est-il le plus grand sportif de l’histoire du Québec ? Ces comparaisons supposent qu’on rapporte la carrière du Rocket à celle d’autres hockeyeurs de son temps. On l’a pourtant comparé aussi à d’autres sportifs, notamment à des joueurs de baseball. C’est le cas de Jackie Robinson. (Le 15 avril est, aux États-Unis, le Jackie Robinson Day.)
Jackie Robinson est le premier joueur noir de l’ère dite «moderne» à être admis dans les ligues majeures de baseball. Sous la plume de Renald Bérubé, l’équivalence des deux hommes est claire : «l’espace d’une saison, Jackie Robinson [a été], à Montréal P.Q., le frère de Maurice Richard» (2000, p. 11). Cette comparaison est particulièrement intéressante. Pourquoi ?
Robinson et Richard sont contemporains : le premier est né en 1919, le second, en 1921. Robinson a joué pour les Royaux de Montréal, la filiale des Dodgers de Brooklyn dans la Ligue internationale de baseball, en 1946, pendant que Richard jouait pour les Canadiens; ils ont alors porté le même numéro, le 9. L’un et l’autre ont incarné la possibilité du succès nord-américain pour les membres de groupes sociaux minoritaires : les Noirs américains pour Robinson, les Canadiens français pour Richard. Ils étaient reconnus pour leur tempérament bouillant. Ils ont été l’objet de discours culturels variés, de la chanson («Did You See Jackie Robinson Hit That Ball ?») au journalisme et à la littérature : il existe même un Jackie Robinson Reader, celui de Jules Tygiel, paru en 1997. Ils ont chacun leur statue à Montréal (une pour Robinson; plusieurs pour Richard). Dans la collection, destinée à la jeunesse, «L’une des belles histoires vraies», un ouvrage est consacré à chacun : Richard incarne la ténacité; Robinson, le courage. Ils se sont fréquentés, si l’on en croit une chronique de Maurice Richard parue dans le quotidien la Presse le 26 mai 1996 : «Je me souviens très bien de lui. J’ai été souvent le voir jouer. Lui-même, en 1946, s’est joint aux joueurs du Canadien dans des parties de balle-molle.» Ils ont reçu les plus grands honneurs : on a retiré leur chandail (le 42 et le 9) et ils ont été élus au panthéon de leur sport (le Hall of Fame). Au jeu de la comparaison, tout semble les réunir. Ce n’est pas aussi simple. Pourquoi l’un (Robinson) est-il un héros et l’autre (Richard), un mythe ?
Il y a au moins deux raisons à cela.
La première est leur parcours social et biographique. Si Branch Rickey, le directeur général des Dodgers de Brooklyn et le maître d’œuvre de l’entrée de Robinson dans le monde du baseball professionnel «blanc», a décidé de faire de Robinson le symbole qu’il est devenu, ce n’était pas le fruit du hasard. Rickey avait en effet choisi Robinson parce qu’il était autre chose qu’un joueur de baseball : celui qu’il allait transformer en icône de l’intégration sociale avait été étudiant à l’Université de la Californie à Los Angeles et lieutenant dans l’armée américaine. Étudiant, il avait appris à maîtriser une arme qui fera défaut à Richard : le langage. Militaire, il s’inscrivait parfaitement dans la révolution de l’imaginaire états-unien; qui pouvait défendre son pays devait pouvoir y jouer au baseball dans la même ligue que les autres, et non dans une ligue réservée aux Noirs, là où Robinson avait dû commencer sa carrière. Il n’y a rien de tel dans le cas de Richard.
La seconde est liée au contexte socio-historique du milieu du XXe siècle. On doit se souvenir que les Noirs étaient interdits de baseball professionnel quand Robinson entreprend sa carrière. Il a été le premier, dans la Ligue nationale, à forcer le mur de la ségrégation. Il a dû se battre contre le racisme. Les Canadiens français ont longtemps été victimes de diverses formes d’oppression (linguistique, économique, sociale, religieuse), mais jamais sur la base d’une infériorité supposée raciale et inscrite dans des textes juridiques ou administratifs. Maurice Richard, comme les Canadiens français de son temps, a été en butte à toutes sortes d’obstacles à cause de ses origines; les propos de Jean-Marie Pellerin (1976, 1998), son biographe, le montrent avec éloquence. Mais ces obstacles n’avaient pas le caractère institué du statut inférieur réservé aux Noirs américains. Richard a beau avoir été la cible d’attaques répétées sur la glace, jamais il n’a dû changer de siège dans un autobus ou boire à une fontaine spéciale à cause de sa «race». Robinson, si. Il avait une mission : faire changer les règles du jeu social américain. Elle le forçait à des sacrifices : il avait accepté de ne pas répondre aux insultes qu’on lui criait ni aux coups qu’on lui portait. Les exigences auxquelles on soumettait Maurice Richard n’étaient pas de cette nature-là. L’un est devenu un héros parce qu’on l’avait choisi pour exercer ce rôle et qu’il en avait les qualités; l’autre est devenu un mythe sans toujours savoir pourquoi.
Cela ne revient pas à dire que Richard aurait eu de moins grandes qualités que Robinson. Ils avaient chacun des caractéristiques propres, nées de leur situation historique singulière. Le joueur de baseball a eu un comportement héroïque à cause des conditions imposées aux siens en un lieu (les États-Unis) et en un temps (les années 1940 et 1950) précis. Jackie Robinson n’est pas Maurice Richard; Richard n’est pas Robinson. L’auteur de polar Robert B. Parker l’a sobrement dit dans Hush Money (1999, p. 229) : «Nobody’s Jackie Robinson» («Personne n’est Jackie Robinson»).
[Ce texte reprend des analyses publiées dans les Yeux de Maurice Richard (2006).]
[Complément du 5 août 2015]
Ceci, chez Ta-Nehisi Coates, qui rejoint le propos de Robert B. Parker : «Not all of us can always be Jackie Robinson — not even Jackie Robinson was always Jackie Robinson» («Nous ne pouvons pas tous toujours être Jackie Robinson. Même Jackie Robinson ne pouvait pas toujours être Jackie Robinson», Between the World and Me, p. 95-96).
Références
Bérubé, Renald, «En attendant les buts gagnants», Mœbius, 86, automne 2000, p. 9-18. https://id.erudit.org/iderudit/14704ac
Coates, Ta-Nehisi, Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau, 2015, 152 p. Ill.
Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.
Parker, Robert B., Hush Money. A Spenser Novel, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1999, 309 p.
Pellerin, Jean-Marie, l’Idole d’un peuple. Maurice Richard, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, 517 p. Ill. Rééd. : Maurice Richard. L’idole d’un peuple, Montréal, Éditions Trustar, 1998, 570 p. Ill.
Richard, Maurice, «Les Panthers iront-ils jusqu’au bout ?», la Presse, 26 mai 1996, p. S7.
Tygiel, Jules (édit.), The Jackie Robinson Reader. Perspectives on an American Hero, with Contributions by Roger Kahn, Red Barber, Wendell Smith, Malcolm X, Arthur Mann, and more, New York, Dutton, 1997, viii/278 p.
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