Ianik Marcil ne cache pas où il loge : son plus récent ouvrage, les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie (2016), est un «réquisitoire» (p. 7, p. 9) contre le discours économique ambiant, car ce discours «carbure à la bullshit et c’est en quoi il est dangereux» (p. 154).
Pour mener son «combat» (p. 16), Marcil aborde les travaux de nombre d’économistes, les classiques (Adam Smith, Friedrich A. von Hayek, John Maynard Keynes) aussi bien que ses contemporains. De façon moins prévisible, il a aussi recours à toutes sortes d’autres auteurs venus d’horizons divers : Platon, Aristote, Xénophon, Cicéron, Virgile, Molière, Spinoza, Locke, Montesquieu, Tocqueville, Nietzsche, Léon Bloy, John Steinbeck, Milan Kundera, Hélène Monette — et Michel Sardou. Sa pensée doit beaucoup, comme l’explique la «Dédicace» (p. 5), à Gilles Dostaler et à Bernard Maris. Le livre se clôt sur un appel au «refus global» (p. 156); ce n’est pas la première fois qu’il est question dans le livre du manifeste de ce titre publié au Québec en 1948 et de son principal signataire, Paul-Émile Borduas. Ianik Marcil montre par l’exemple que l’économie n’est compréhensible qu’inscrite dans la culture.
C’est sur les mots que Marcil appuie sa démonstration. Pour lui, le discours économique fait reposer son hégémonie sur un nombre considérable d’expressions, malheureusement désormais perçues comme naturelles. Dans le texte, elles apparaissent en gras; elles sont réunies dans un «Index des expressions» (p. 181-183). On peut les rapporter à trois ensembles :
Ces stratégies rhétoriques appartiennent à trois familles principales : les pittoresques, les morales et les technoscientifiques. Les premières empruntent généralement à l’imaginaire naturel; on dira par exemple, que les marchés boursiers traversent une zone de turbulence. Les deuxièmes dorent les pilules amères que les politiciens et autres détenteurs de pouvoir cherchent à faire avaler à la population en faisant appel au sens du devoir du contribuable pour qu’il fasse sa juste part — en l’occurrence, accepter des réductions de services publics, des gels de salaires ou des hausses de taxes et d’impôt. Enfin, le discours économique, notamment dans les médias, recourt souvent à un jargon pseudo-technique que la vaste majorité de la population ne comprend pas; qui, à part les économistes patentés, comprend une telle phrase : «les gaz à effet de serre produisent des externalités négatives qu’on peut diminuer par un arrangement institutionnel de mise aux enchères de droits de polluer» ? (p. 7-8)
Ces mots, ces expressions, ces métaphores, ces trompe-l’œil, ces «subterfuges sémantiques» (p. 79) et cette «rhétorique anesthésiante» (p. 132) renvoient à des représentations collectives, à des symboles, à des imaginaires. Marcil est particulièrement habile à les mettre au jour. Cela est indispensable pour permettre «une réappropriation du langage pour changer les choses» (p. 13), pour bousculer l’«hégémonie du discours du tout-marché» (p. 22), pour lui opposer un «contre-discours» (p. 26, p. 27). Les «passagers clandestins» du titre (p. 12) font partie de ce prêt-à-parler, et donc à-penser, ici pourfendu.
Plusieurs passages sont particulièrement utiles pour qui veut participer à un «débat social de qualité» (p. 12). Après avoir brossé un historique éclairant de la naissance et du développement du néolibéralisme (p. 16-28), cette tarte à la crème du discours commun au début du XXIe siècle, Marcil montre que nous vivons désormais à l’ère du postlibéralisme. Il nous invite à nous méfier du dieu Statistique et de la «mathématisation» à l’excès des modèles économiques (p. 49 et suiv.). Comme d’autres avant lui, il montre que la «classe moyenne» n’est pas une catégorie qui va de soi, elle qui «gomme les aspérités du réel» (p. 60). Il ne croit pas à l’existence d’un «acteur économique rationnel» (p. 72), vivant à l’écart de la société, de l’histoire, de la culture, et il n’adhère pas à une «vision individualiste de la société économique» (p. 99) : «La privatisation concrète et réelle des services publics accompagne ainsi la privatisation du projet politique, désormais vidé de son sens du “vivre-ensemble”» (p. 112). Il a des mots très durs sur la «gouvernance» (p. 125), le «développement durable» (p. 129) et le mythe de l’«entrepreneur» (p. 142). Sous sa plume, on le voit, la «caste» (p. 67) des économistes en prend souvent pour son grade.
L’organisation des parties de Passagers clandestins aurait pu être explicitée en introduction, histoire de mieux guider les lecteurs, et les personnes chargées de la révision et de la correction du livre auraient pu être plus attentives, notamment dans les dernières pages. Cela étant, voilà un livre utile pour qui s’intéresse à la «charge politique et symbolique» (p. 135) des discours qui sont devenus notre lot quotidien, de la langue qui est, qu’on le souhaite ou pas, la nôtre.
P.-S. — Ianik Marcil et l’Oreille tendue ne sont pas des amis personnels, mais le premier a commandé un texte à la seconde, texte paru en 2015 dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé et qu’il cite dans son livre.
P.-P.-S. — Page 143, ce devrait être Paul Allen au lieu de Larry Page, non ? Il est vrai que l’on peut confondre facilement ces nerds milliardaires.
Références
Marcil, Ianik (édit.), 11 brefs essais contre l’austérité. Pour stopper le saccage planifié de l’État, Montréal, Somme toute, 2015, 202 p.
Marcil, Ianik, les Passagers clandestins. Métaphores et trompe-l’œil de l’économie, Montréal, Somme toute, 2016, 181 p. Ill.
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