En salle est fait de deux récits alternés : une jeune femme se souvient de son enfance dans un milieu modeste; la même jeune femme est maintenant employée dans un fastfood. Claire Baglin, dont c’est le premier roman, rend avec une acuité particulièrement forte ce qu’est aujourd’hui le monde du travail, sa violence, sa langue.
Le récit au passé est familial. La narratrice, Claire, se remémore des événements liés à la honte de ne pas être comme tout le monde. Ses parents, Jérôme et Sylvie, travaillent, mais les budgets sont toujours chiches, notamment en vacances : le père serre contre lui la sacoche qui contient les maigres ressources du ménage, négocie, compte continuellement. L’intérieur du logement familial ne doit pas être partagé. Les pauvres sont ceux qui intériorisent un précepte : «ne pas déranger» (p. 131). Ils n’ont «pas les mots» (p. 137). À l’occasion, la violence éclate, économique, psychologique, physique — entre Claire et son frère Nico (p. 50) — ou verbale — quand la jeune fille visite une maison luxueuse : «Pourquoi ça m’intéresserait le home cinéma de ton père ? Je sais même pas ce que c’est» (p. 139). Vacances, fêtes, premières amours («à l’étage je fais l’amour peut-être», p. 142), usines, restaurants (chics ou pas), remise d’une médaille du travail à Jérôme : les scènes sont diverses.
En revanche, dans le fastfood, il n’y a qu’une réalité, celle du fastfood, de la salle qui donne son titre au roman. Presque rien du monde extérieur ne semble y pénétrer : «Aux frites, l’automatisme m’empêche de réfléchir» (p. 114). Sauf pour une petite chef, Chouchou, les employés n’ont pas d’épaisseur, pas même la narratrice : «Je suis l’équipière qui ne participe à rien, ne rejoint rien et ne mange avec personne» (p. 85). On ne connaît pas le nom des autres; on les désigne par leur poste : «Un équipier a besoin d’une moyenne frite en urge et je la fais. Merci moyenne frite ! Ils ne connaissent toujours pas mon prénom» (p. 109). Les cadences sont infernales et précisément minutées; ne pas les respecter, c’est s’exposer à la critique, à la rétrogradation, voire au renvoi. Une stricte hiérarchie est imposée, avec ses luttes intestines entre «rivales» (p. 133) pour la reconnaissance. Chaque geste est scruté pour savoir à qui attribuer la faute : «T’as pas oublié les quatre frites avec ta commande ?» (p. 134) Les pressions sont internes comme externes : «Le client assène, sûr de son droit : tu réponds pas, tu t’excuses et puis c’est tout, le client est roi» (p. 154). Comme son père, Claire sera victime d’un accident du travail.
Le fastfood a son jargon, comme tout milieu professionnel, voire sa syntaxe : «Dans sa bouche, l’ordre des mots est celui de la machine» (p. 117). Les manageurs sont des manas. Le service à l’auto est le drive. La trame est l’organisation du travail. Il faut que la prod’ suive sans discontinuer, y compris l’embal’. La langue est désossée : «chiffon comptoir» (p. 58), «nettoyage poste» (p. 125). Un client n’est pas satisfait de ce qu’on lui offre ? Il demande à être compensé par un «geste commercial» (p. 39). Pour être payé, on ne doit pas oublier la «pointeuse» qui «klaxonne» (p. 83). Plusieurs des mots de passe du travail viennent de l’anglais : bumper, pass, trash, more pending. Cela donne lieu à une scène ironiquement révélatrice des relations entre les langues en France aujourd’hui :
Alors que j’aidais gracieusement l’équipière aux boissons et que j’étais sur le point de récupérer son poste pour échapper à la vaisselle, le coca a crachoté. Ensuite le jus d’orange a crié refill refill mais personne ne comprenait l’anglais, le manageur a dit peut-être que ça veut dire, attendez, je vais chercher, non je sais pas (p. 95).
De la bien belle ouvrage, ici comme ailleurs.
Référence
Baglin, Claire, En salle. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2022, 158 p.
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C’est glaçant, mais on a besoin de tels livres, qui disent cette réalité-là, cette langue-là. Merci pour votre chronique.