Faire voir le Printemps érable

Jacques Nadeau, Carré rouge, 2012, couverture

[Cinquième texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

Que dire encore d’un événement couvert de long en large par les médias, les «sociaux» comme les autres, pendant plusieurs mois ? Peut-on sortir des lieux communs, des idées reçues, des discours préconçus ?

Ouvrons Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, le livre que publiaient en août les Éditions Fides. Il paraît sous la signature de Jacques Nadeau, photographe de presse au Devoir, mais il fait se voisiner les photos de ce dernier et des textes d’une double provenance :

Les textes publiés en guise de contrepoint [des photos] ont presque tous été écrits expressément pour ce livre. Certains ont été sollicités personnellement par le photographe; d’autres sont la réponse du public à une invitation à collaborer publiée en mai dans le Devoir et lancée sur les réseaux sociaux (p. 3).

Parmi les collaborateurs, des gens connus (mais pas uniquement) : Fred Pellerin, Louise Beaudoin, Jean-René Dufort, Amir Khadir, Gabriel Nadeau-Dubois, Biz, Dominic Champagne, Guy A. Lepage, etc. Ces 153 photos prises par Nadeau (plus trois de Nadeau lui-même) et ces 105 courts textes, indépendants les uns des autres, offrent-ils l’occasion de sortir des sentiers battus ?

Du côté des textes, même si on annonçait une diversité d’opinions (quatrième de couverture) et des «points de vue variés» (p. 3), peu de surprises. Retenons-en trois.

Les Zapartistes font tomber les frontières entre ceux qui s’affrontaient dans les rues du Québec au cours du printemps :

Ils sont NOUS, nous sommes EUX
Et demain, ils seront
NOS professeurs
NOS médecins
NOS avocates
NOS ouvriers
NOS gens d’affaires
NOS artistes
Et même NOS policiers (p. 63).

Voilà qui est aussi bien vu que ce texte d’une pancarte printanière : «Mon père est dans l’anti-émeute.»

En matière de renversement des idées reçues, on peut citer ces lignes de Martin Lépine, professeur à l’Université de Sherbrooke :

Les élèves de collèges qui ont réveillé la belle province endormie dans son «confort» et son «indifférence» forment les premières cohortes qui ont vécu la tant décriée réforme de l’éducation québécoise. La grève étudiante montre à quel point ces élèves ont intégré les fameuses compétences transversales : exploiter l’information; résoudre des problèmes; exercer son jugement critique; mettre en œuvre sa pensée créatrice; se donner des méthodes de travail efficaces; exploiter les technologies de l’information et de la communication; actualiser son potentiel; coopérer; communiquer de façon appropriée (p. 66).

Un dernier exemple textuel de contenu inattendu ? On est prompt, ici comme ailleurs, à accuser de «néolibéralisme» le gouvernement du Parti libéral, qu’a remplacé le Parti québécois le 4 septembre, et à ramener, sans nuances, cette position économique à celle des milieux d’affaires. Dans ce contexte, lire Michel Nadeau, «directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’institutions privées et publiques et professeur à HEC», s’en prendre aux «élites bien assises» a de quoi secouer quelques préjugés (p. 76).

Parmi les photos — prises entre février et juillet, à Montréal et à Victoriaville —, on retrouve, dans Carré rouge, beaucoup de choses prévisibles : policiers en uniformes noirs et vestes jaunes contre manifestants, masqués ou pas, portant fièrement du rouge; gaz lacrymogènes; scènes de (quasi-)guérilla urbaine; figures politiques (Jean Charest, le «Mouton fourbe» [p. 89]) et policières (Stéfanie Trudeau, alias «Matricule 728» [p. 35]). D’autres jouent de la juxtaposition pour donner une image neuve de ce «printemps majestueux d’érable et de lys» (p. 19), de ce «printemps québécois» (p. 27 et p. 39), de ce «printemps des étudiants» (p. 40); ce sont les plus intéressantes.

Devant deux policiers à cheval, une créature filiforme, de blanc vêtue, danse (p. 42). La rue est occupée; derrière ceux qui l’occupent, une affiche sur laquelle on peut lire «Les Impatients» (p. 60-61). Casseroles à la main, on marche dans la rue, pendant que des hassidim, sur leur balcon, observent la scène (p. 81). Les manifestants rient; les policiers aussi (p. 108). Au centre d’une photo (p. 148), entre des manifestants brandissant une pancarte injuriant la famille d’un financier montréalais et des policiers, deux panneaux de signalisation : l’un évoque la religion (Saint-Antoine), l’autre, l’art (Jean-Paul Riopelle). Des manifestants cagoulés et masqués se tiennent derrière un policier qui vient de tirer une bombe de gaz lacrymogène; à l’arrière-plan, on voit un panneau de circulation («Voie du centre»); de toute évidence, cette voie est fermée (p. 162).

Jacques Nadeau aime être au cœur de l’action, parfois au péril de sa sécurité. Il se tient au plus près des protagonistes. Certains le comparent même à un photographe de guerre (p. 39, p. 173). C’est cela qui lui permet de prendre des photos spectaculaires. Inversement, c’est l’absence de recul, pour les textes de ses collaborateurs, qui les cantonne dans l’univers du témoignage, de la réaction, du sentiment.

P.-S. — Une exposition des photographies de Jacques Nadeau est accueillie par la Maison du développement durable de Montréal jusqu’au 19 décembre. Le vernissage a eu lieu… hier.

 

Référence

Nadeau, Jacques, Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012, 175 p. Ill. Note de l’éditeur par Marie-Andrée Lamontagne. Préface de Jacques Parizeau. Postface de Marc-Yvan Poitras.

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