La Charte de la langue française aujourd’hui

Dans ce qui est le texte le plus brillant jamais écrit sur la langue au Québec, André Belleau, en 1983, s’interrogeait sur les raisons ayant rendu indispensable la promulgation, par le premier gouvernement du Parti québécois, en 1977, de la Charte de la langue française (la loi 101). Dans le même souffle, il en était déjà à se demander comment «remotiver profondément» (1983, p. 4) cette charte, qui faisait du français la langue officielle du Québec. Il avait parfaitement saisi que les raisons qui avaient entraîné cette adoption ne pourraient pas tenir indéfiniment et, dans le même temps, que la Charte resterait nécessaire : la situation démolinguistique du français en Amérique du Nord ne permettrait jamais de baisser la garde.

S’il fallait en 1983 «remotiver profondément» la principale loi linguistique québécoise, on imagine facilement que ce soit encore plus vrai en 2017. Le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée, a annoncé, la semaine dernière, des pistes de réflexion en ce sens. Leur pertinence mérite d’être soulignée : il a retenu des positions promues par son parti dans le passé et il en a laissé d’autres de côté.

(Pour en savoir plus, voir une entrevue de Jean-François Lisée parue dans le quotidien le Devoir le 12 janvier 2017 et «Le chemin des victoires. Proposition principale vers le XVIIe congrès national du Parti québécois» [PDF].)

Une des propositions de Jean-François Lisée est de modifier la sélection et la formation linguistique des nouveaux arrivants, qu’il s’agisse des immigrants reçus ou des réfugiés. Leur intégration à la société d’accueil devrait se faire le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions.

La mesure la plus importante avancée par Jean-François Lisée concerne cependant les dispositions de la Charte dans le monde du travail. Elles devraient s’appliquer aux entreprises de 25 à 49 employés, alors qu’elles ne touchent actuellement que les entreprises de 50 employés et plus. Lisée vise juste : la scolarisation obligatoire, pour l’essentiel de la population québécoise, se fait déjà en français; l’autre levier fondamental est celui du travail. Une population scolarisée en français qui travaille en français : si cela n’assure pas la permanence de la langue officielle au Québec, rien ne le fera.

En revanche, Lisée voudrait laisser tomber d’autres mesures défendues récemment par son parti.

Les Québécois enrôlés dans l’armée canadienne ont le droit d’envoyer leurs enfants à l’école de leur choix, en français ou en anglais. Certains considèrent qu’il faudrait leur enlever ce droit, qui leur a été accordé à cause de leur mobilité «d’un océan à l’autre», selon la devise nationale canadienne; ce retrait d’un droit acquis aurait, dit-on, une valeur symbolique. Une politique linguistique qui aurait besoin de rapatrier dans le système francophone quelques centaines (quelques dizaines ?) d’élèves n’est-elle pas, par avance, une politique vouée à l’échec ? La situation linguistique des militaires québécois est un phénomène marginal; ce n’est pas un enjeu significatif.

À cette mesure, dont on peut penser qu’elle est surtout vexatoire, s’en ajoute une seconde, en apparence revancharde celle-là : enlever à des municipalités leur statut bilingue, car le nombre d’anglophones qui y vit, suffisamment élevé au moment où ce statut leur a été accordé, aurait décliné sous le seuil nécessaire à son maintien. Encore une fois, quelles fins servirait-on avec pareil retrait d’un droit acquis ? Si le Québec souhaite devenir indépendant, peut-il le faire en donnant l’image d’un État tatillon au point de méconnaître les craintes d’une partie de sa population, qui ne souhaite pas voir disparaître des institutions dans lesquelles elle s’est historiquement investie ?

Reste une dernière mesure d’importance sur laquelle Jean-François Lisée a décidé de faire marche arrière : l’obligation, pour tous les élèves, de fréquenter le cégep en français. Le Parti québécois hésite depuis longtemps à imposer cette mesure : des membres la réclament haut et fort; plusieurs restent à convaincre. Il n’y a pas lieu de revenir sur la nécessité d’étudier en français, au Québec, au primaire et au secondaire; c’est ainsi que le français a réussi à s’imposer comme langue commune, notamment auprès des nouveaux arrivants. Pour la première étape de l’éducation supérieure, c’est beaucoup moins clair. On peut espérer que les Québécois de toutes origines, après onze ans de scolarité en français, ont déjà une langue en partage. Sinon, il est probablement trop tard pour la leur faire acquérir.

Jean-François Lisée paraît s’être avisé, à juste titre, qu’une politique linguistique fondée sur la peur de l’anglais (de l’Anglais) n’allait pas toucher «les jeunes». Pour nombre de Québécois qui n’ont pas connu la situation avant 1977, il n’y a pas que deux langues au Québec, opposées séculairement l’une à l’autre; c’est particulièrement vrai de Montréal, où les langues en contact n’ont jamais été aussi nombreuses. En outre, qu’on apprécie le fait ou pas, l’anglais est la langue de la culture pour plusieurs d’entre eux. Le diaboliser sera d’un rendement politique de plus en plus faible.

La Charte de la langue était indispensable en 1977. Elle le reste aujourd’hui. Sa défense doit cependant être élaborée sur de nouvelles bases. Jean-François Lisée l’a compris. Il faut lui en savoir gré.

P.-S. — Le chef du Parti québécois aimerait que les entreprises de compétence fédérale se plient aux dispositions de la Charte de la langue française. Ne retenons pas notre souffle.

P.-P.-S. — S’il faut en croire la Presse+ du 14 janvier, il souhaite une attitude «décomplexée» en matière de langue. Lui aussi.

P.-P.-P.-S. — Sur les questions abordées ci-dessus, l’Oreille tendue se retrouve plus proche d’Alain Dubuc que d’Antoine Robitaille. Elle ne souhaite pas en faire une habitude.

 

Référence

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

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8 réponses sur “La Charte de la langue française aujourd’hui”

  1. « On peut espérer que les Québécois de toutes origines, après onze ans de scolarité en français, ont déjà une langue en partage. Sinon, il est probablement trop tard pour la leur faire acquérir. »
    Oui, mais qu’en est-il des nouveaux arrivants qui débutent leur expatriation à l’étape collégiale?

    1. S’il faut en croire les défenseurs de l’obligation du cégep en français pour tous, cette mesure ne paraît pas être liée à l’immigration : «À son époque, Camille Laurin n’aurait pas pu prévoir qu’en 2017, un si grand nombre de jeunes Québécois fréquenteraient les cégeps et les universités de langue anglaise. Alors qu’il n’y a que 8 % d’anglophones au Québec, plus de 11 % des élèves du primaire et du secondaire fréquentent l’école anglaise. Au collégial, 23 % des étudiants qui suivent la formation préuniversitaire choisissent de le faire en anglais» (Mario Beaulieu, Maxime Laporte, Jean-Paul Perreault, Éric Bouchard et Sophie Stanké, «La proposition de Jean-François Lisée est insuffisante», le Devoir, 14-15 janvier 2017).

      Imaginons cependant que la question de l’immigration soit prise en compte dans la discussion. Jean-François Lisée répondrait probablement qu’en choisissant des immigrants qui parlent déjà français et en encadrant les autres dès leur arrivée on pourrait éviter ce type de problème. L’Oreille tendue, pour sa part, dirait que la politique linguistique québécoise, depuis plusieurs années, a perdu de vue le véritable enjeu de la francisation — le milieu du travail —, pour se concentrer sur des problèmes qui, pour être parfois réels, n’en sont pas moins secondaires. C’est le sens du billet d’aujourd’hui.

      Merci de votre question.

  2. En nous rappelant qu’il n’y a que 7% de la population du Québec qui soit d’origine anglophone, pourquoi le Québec devrait-il entretenir avec des fonds publics, tout un réseau de CÉGEPs anglophones ?
    Y a-t-il un autre État dans le monde qui entretient avec des fonds publics un réseau de Collèges ou de Lycées dans une autre langue que sa langue officielle ?

    Si certains tiennent à ce point à poursuivre leurs études en anglais, dans le but de mener une vie professionnelle en anglais, éventuellement, pourquoi ne devraient-ils pas payer de leurs poches, en fréquentant un collège privé anglophone non-subventionné par l’État ?

    À mon point de vue, il pourrait subsister un ou deux CÉGEP anglophones, réservés exclusivement à la minorité anglaise traditionnelle.

    Pour les immigrants et les francophones qui tiennent mordicus à poursuivre leurs études supérieures en anglais ils devraient en payer le coût !!! Nous verrions à quel point ils y tiennent ?!?!

    Les conséquences de ce réseau de plus de 9 CÉGEPS anglophones payés par des fonds publics :
    – une perte de fonds pour bonifier un enseignement de plus grande qualité dans les CÉGEPS francophones ;
    – une moins bonne intégration des jeunes à la Société québécoise, qui dès l’âge de 16-17 ans se mettent à étudier, à penser, à s’amuser, à acheter, à se marier et à vivre en anglais ;
    – ces dizaines de milliers de diplômés des CÉGEPS anglophones se trouvent à alimenter et à maintenir l’existence de 3 Universités anglophones (McGill, Concordia et Bishop) que ne justifieraient pas les 7% d’anglophones de souche !
    (Imaginez si Concordia était francophone, comment le visage du Centre-Ville de Montréal serait différent avec ces milliers d’étudiants francophones se répandant partout dans les rues, dans les restaurants, sur les terrasses et dans les boutiques !)
    – La saignée et la perte de nos diplômés vers ailleurs ! Tous ces professionnels diplômés à nos frais qui vont finalement exercer leur profession dans d’autres provinces, dans les États voisins ou dans d’autres pays du monde !

    Sous le motif de ne pas diviser, Lisée calcule qu’il ne faut rien changer en ce qui concerne les CÉGEPs anglophones.
    J’ose espérer qu’un Québec indépendant, étant devenu un État normal, cessera de se tirer dans le pied en subventionnant avec des fonds publics tout un réseau de Collèges et d’Universités dans une autre langue que sa langue officielle !!!

    1. De deux choses l’une.
      Ou bien la discussion porte sur des statistiques et, alors, il faut pouvoir prouver leur justesse. «7% de la population du Québec qui soit d’origine anglophone» ? «Une moins bonne intégration des jeunes à la Société québécoise, qui dès l’âge de 16-17 ans se mettent à étudier, à penser, à s’amuser, à acheter, à se marier et à vivre en anglais» ? «Ces dizaines de milliers de diplômés des CÉGEPS anglophones se trouvent à alimenter et à maintenir l’existence de 3 Universités anglophones (McGill, Concordia et Bishop)» ? «Tous ces professionnels diplômés à nos frais qui vont finalement exercer leur profession dans d’autres provinces, dans les États voisins ou dans d’autres pays du monde» ? Y a-t-il des preuves incontestables de tout cela ?
      Ou bien on s’interroge sur le poids symbolique des décisions politiques et sur leur efficacité réelle. L’Oreille tendue est de ce côté-là.

      1. Je suis très heureuse de lire la réponse d’Oreille tendue, même si j’en prends connaissance avec un certain retard, mais la nouvelle est toujours d’actualité. Trop souvent les discussions reposent sur des impressions, des préjugés. La paresse intellectuelle est à l’origine de tensions inutiles dans les échanges entre personnes dites informées. Et que dire des « fakes news » et des dirigeants politiques, qui malgré les faits et statistiques, demeurent inébranlables. Je m’égare un peu, mais à peine.

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