«Peine perdue : elle parlait, les yeux requis au loin par on ne savait quoi, que j’avais peur de voir; et c’était aussi de dérobades qu’elle parlait, des corps disparaissants et de nos âmes toujours en fuite, des absences visibles dont nous suppléons l’absentéisme des êtres chers, leur défection dans la mort, dans l’indifférence et les départs; ce vide qu’ils laissent, elle le fécondait des mots pressés, jubilants et tragiques que le vide aspire comme le trou d’une ruche attire l’essaim, et qui dans le vide prolifèrent; elle créait de nouveau, pour elle-même, pour son petit témoin et pour un dieu dédommageant qui peut-être tendait l’oreille, pour tous ceux aussi qui dans les larmes avaient à ce jour tenu cet objet, elle fondait et consacrait, éternellement, comme l’avaient fait ses mères avant elle et comme je vais le faire ici une dernière fois, la sempiternelle relique.»
Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2895, 1984, 249 p., p. 34-35.
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