Diderot, dans la Satire première sur les caractères, et les mots de caractère, de profession, etc., explique, exemples à l’appui, combien le métier détermine le rapport au monde. Après avoir décrit un érudit, il passe à un autre personnage :
C’est le pendant du géomètre, qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce; il se retire dans un coin; il lit une scène; deux scènes, à la troisième, il jette le livre en disant : Qu’est-ce que cela prouve ?… C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : Ce qu’il fallait démontrer (p. 117).
C’est à ce texte que l’Oreille tendue pensait en lisant le roman l’Incident de Christian Gailly (1996), tout en sachant bien que les deux extraits qu’elle va citer ne correspondent pas tout à fait au propos de Diderot.
Le premier concerne deux femmes :
Elle espérait avoir affaire à la petite qu’elle aimait bien, une brunette à cheveux courts et visage de garçon, précisons, de beaux grands yeux verts noisette, avec des reflets verts, une bouche pleine de chair d’un brun sanguin presque violet, qui en prenant son pied lui donnait un vague plaisir (p. 13-14).
Pour tout un chacun, «prendre son pied» peut désigner le plaisir obtenu, fût-il «vague». Pour cette jeune vendeuse de chaussures, cela n’est pas toujours le cas, au sens premier.
Le second extrait met en scène une femme qui exerce une profession bien différente :
Elle fumait en écoutant le bruit de l’avenue. Elle regardait le ciel. Tout ça semblait tellement convenu, mais qu’est-ce que le convenu, sinon la vie elle-même ? Un ciel de soir de juin. Une fin de jour interminable. Large, douce. Vaste, agonie de couleurs chaudes. Des camaïeux de bleus éteints. Le gros rond du soleil dans la brume. Il descendait lentement derrière une rangée de cheminées, une sorte de dentier (p. 146).
Voilà à quoi pensent les dentistes devant un coucher de soleil.
Références
Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.
Gailly, Christian, l’Incident, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 63, 2009, 253 p. Édition originale : 1996.
Cette œuvre est sous Licence Creative Commons Internationale Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale 4.0.
3 réponses sur “Les idiotismes de métier”