Les médias québécois, depuis une petite quinzaine, causent de langue à l’envi. Plusieurs chroniqueurs s’y sont mis : Mathieu Bock-Côté, Christian Rioux, Marc Cassivi, Antoine Robitaille. Les réseaux sociaux ne dérougissent pas. Le motif immédiat de cette agitation ? Le mélange de l’anglais et du français dans les paroles des chansons du groupe Dead Obies, et le jugement que l’on porte sur icelui.
L’Oreille tendue a déjà livré quelques commentaires sur les alentours de ce débat, le 18 juillet, puis le 21. Ci-dessous, quelques autres remarques, dans le désordre.
1.
Pour désigner la pratique linguistique des Dead Obies, on a largement parlé de franglais. Problème : qui pourrait définir ce qu’est le franglais ? Pour sa part, l’Oreille préférerait le terme alternance codique (code-switching), d’autant que des linguistes l’ont déjà utilisé pour décrire la langue des rappeurs québécois (voir ici). La pratique linguistique des Dead Obies n’est pas particulièrement nouvelle, ainsi que le note un des membres du groupe, Yes Mccan, sur le site du journal Voir. Pourtant, plusieurs font une fixation sur cette formation musicale, et rien que sur elle.
2.
Dans le Devoir du 23 juillet, Antoine Robitaille écrit que la discussion sur l’anglicisme serait devenue un «tabou» dans la société québécoise. Au contraire, c’est une des plus vieilles obsessions locales. Elle prend deux formes.
D’une part, les tenants de l’hypercorrection, depuis le milieu du XIXe siècle, sont en guerre contre les anglicismes. Les travaux de Chantal Bouchard l’ont démontré.
De l’autre, combien de fois avez-vous entendu quelqu’un reprocher aux Français leur usage immodéré des anglicismes ? Au Québec, on serait plus vigilant, dit-on souvent.
Dans un cas comme dans l’autre, une chose est sûre : il n’y a aucun tabou québécois sur la chasse à l’anglicisme. L’Oreille donne souvent des conférences sur la langue : elle est interrogée sur les anglicismes toutes les fois.
3.
Les Dead Obies mêlent de l’anglais et du français : c’est entendu. De cela, on peut tirer une conclusion, et une seule : les Dead Obies mêlent de l’anglais et du français. On ne peut pas inférer de cela que le français irait mal, et de plus en plus mal, à Montréal, voire au Québec. Pour affirmer une chose pareille, il faut des enquêtes, pas des opinions ou des sentiments.
4.
Quiconque pense que la langue de l’art est le reflet fidèle de la langue parlée en société, qu’elle en est le miroir, se trompe. Chaque créateur se fait sa langue, qu’on appréciera ou pas. Croire que cette langue est la langue de tout un chacun n’a pas de sens.
Cela ne veut pas dire que la langue de l’art et la langue de la société sont sans rapport. Cela veut dire que ce rapport n’est pas de simple imitation.
La langue de la littérature, de la chanson, du théâtre, du cinéma, de la télévision sont des langues inventées. Que les gens de Dead Obies s’en rendent compte ou pas.
5.
Pour les chansons des Dead Obies, Christian Rioux a évoqué, dans le Devoir du 18 juillet, le «suicide».
Cinq jours plus tôt, dans son blogue du Journal de Montréal, Mathieu Bock-Côté pourfendait l’«autisme culturel».
Hier, Antoine Robitaille craignait l’«auto-effacement».
Peut-on s’entendre pour dire que c’est peut-être un brin exagéré dans l’état actuel des connaissances ?
6.
En 1969, dans «Tout écartillé», Robert Charlebois chantait «J’focaille à Pigalle what the fuck fuck fuck». Était-il suicidaire ? Souffrait-il d’«autisme culturel» ? S’auto-effaçait-il ? Déjà ?
7.
Quand on craint la «créolisation», il faudrait peut-être demander à un linguiste ce que c’est. Anne-Marie Beaudoin-Bégin, par exemple, a des choses à dire là-dessus.
8.
Le débat actuel, comme tout débat sur la langue, est évidemment chargé émotivement. C’est ce qui explique que s’y mêlent toutes sortes de choses : des conceptions du rôle du système d’enseignement, des croyances politiques (quand il est question de nation, on est toujours dans le domaine de la croyance), des considérations démographiques (sur le poids des Québécois au Canada, en Amérique du Nord, dans le monde), des impressions (Tout le monde dit ça, Personne ne dit ça), etc. C’est ce qui explique que les insultes fusent : dans un coin, comme on dit au Front national, il y aurait les «élites mondialisées»; dans l’autre se masseraient les «réactionnaires»; on serait nécessairement le «colonisé» ou le «curé de la langue» de quelqu’un.
Ce n’est pas très grave, mais ça ne permet pas de débat serein. Peut-être la sérénité n’est-elle d’ailleurs pas possible en ces domaines.
P.-S. — Merci à @revi_redac pour l’illustration en tête de ce texte.
Référence
Bouchard, Chantal, la Langue et le nombril. Une histoire sociolinguistique du Québec, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», 2002 (nouvelle édition mise à jour), 289 p.
Cette œuvre est sous Licence Creative Commons Internationale Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale 4.0.
Merci.
Il ne serait sans doute pas non plus déplacé de rappeler à nos usuels pontifiasses semi-illettrés que les Normands on conquis l’Angleterre en 1066 et que, pour cette raison, de 60 à 70% des mots de la langue anglaise viennent de la langue d’Oil, principal tronc de cette grande paella qu’est la langue française. Un autre paria des lettres (avec le joual, s’entend) disait avec beaucoup de justesse :
« L’anglais, l’anglais… C’est du français mal prononcé !… »
Rappelons aussi cet autre exemple d’alternance codique tiré de l’œuvre de Charlebois:
I’m a frog, you’re a frog, kiss me
And I’ll turn into a prince, suddenly
Donne-moi des pinottes
Et j’te chanterai Alouette sans fausse note.
C’est drôle, personne ne monte sur ses grands chevaux ni ne s’arrache les cheveux quand notre bon Garou chante ça.
Les anglicismes québécois sont souvent de type ¢calque», ce qui est, à mon sens, beaucoup plus sournois comme dérive que les anglicismes lexicaux. Voir «faire du sens» et autres «tomber en amour».