(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)
Vincent Laisney publie un ouvrage intitulé En lisant, en écoutant. Dixit la maison d’édition : «Cet ouvrage s’intéresse à un phénomène capital, quoique méconnu, de l’histoire littéraire du XIXe siècle : la lecture à haute voix en petit comité.» Ce n’est pas l’Oreille tendue qui va la contredire; voir — littéralement — ici.
Il est malheureux que Laisney se limite au XIXe siècle : aurait-il voulu étendre son corpus que le deuxième volume de la série Malphas de Patrick Senécal, Torture, luxure et lecture (2012), l’aurait sûrement passionné. Démonstration.
Le Québécois Julien Sarkozy — toute l’onomastique est certifiée d’origine — enseigne la littérature au cégep (fictif) Malphas, à Saint-Trailouin. Un nouvel enseignant y est engagé, Michel Condé, qui décide de fonder un club de lecture. Les choses ne se passeront pas exactement comme il l’avait prévu : quand un participant du club lit un extrait d’œuvre à haute voix, le besoin lui vient impérieusement de vivre cette œuvre. Marqué par la lecture des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, Rémi Mortafer devient lubrique au point de se masturber, en classe, devant ses étudiantes. Une enseignante d’histoire, Mireille Kristin, se suicide en mangeant les pages d’un livre, comme dans le Nom de la rose, d’Umberto Eco. Si un nénuphar pousse à l’intérieur du personnage de l’Écume des jours de Boris Vian, «la timide Hamelin» (p. 81) se rendra compte qu’il ne sert à rien de planter des fleurs dans le corps des hommes qu’on aime; ça ne marche pas. Nadine Limon devient alcoolique, l’Assommoir de Zola oblige. Il est facile d’imaginer que les choses vireront au pire — si c’est encore possible — quand Michel Condé, en fervent adepte du sadomasochisme, lira un extrait du septième dialogue de la Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, qu’il considère comme «non seulement le plus grand écrivain du XVIIIe siècle, mais le plus grand artiste de tous les temps» (p. 295) : les cadavres seront nombreux et l’hémoglobine coulera à flots.
La lecture à haute voix, en petit comité, ce serait aussi cela.
P.-S. — La présentation de Malphas est tirée d’un texte à paraître, dans les Cahiers Voltaire, sur la représentation du XVIIIe siècle dans cette série policière gore.
[Complément du 10 avril 2023]
Le texte a paru, deux fois plutôt qu’une : «Pot-pourri. Le projet Voltaire», Cahiers Voltaire, 16, 2017, p. 189-192; repris, sous le titre «Drame sadovoltairien chez Patrick Senécal», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 82-88.
Références
Laisney, Vincent, En lisant, en écoutant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2017, 224 p.
Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.
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