Hier soir, à l’émission de télévision Esprit critique, sur ICI ARTV, Marc Cassivi et Rebecca Makonnen recevaient Yves Desgagnés et Aurélie Lanctôt pour répondre à la question suivante : «Selon vous, peut-on continuer à admirer l’œuvre d’un artiste qui a commis un crime ?»
Les lecteurs de Diderot se souviendront qu’il abordait cette question dans son Neveu de Rameau.
MOI. — Doucement, cher homme. Çà, dites-moi; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple; c’est un homme dur; c’est un brutal; il est sans humanité; il est avare; il est mauvais père, mauvais époux; mauvais oncle; mais il n’est pas assez décidé que ce soit un homme de génie; qu’il ait poussé son art fort loin, et qu’il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine ? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais de Voltaire ?
LUI. — Ne me pressez pas; car je suis conséquent.
MOI. — Lequel des deux préfèreriez-vous ? ou qu’il eût été un bonhomme, identifié avec son comptoir, comme Briasson, ou avec son aune, comme Barbier; faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie.
LUI. — Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu’il eût été le premier.
MOI. — Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez (éd. de 1984, p. 22-23).
«Pour lui» (Racine), oui, «peut-être» : la moralité avant le génie. Mais pour la postérité ? Le débat reste ouvert.
Illustration : «Jean Racine», timbre-poste, URSS, 1989, déposé sur Wikimedia Commons
Référence
Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques Chouillet et Anne-Marie Chouillet.
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2 réponses sur “Du génie et de la morale”