Les zeugmes du dimanche matin et de Philippe Lançon

Philippe Lançon, le Lambeau, 2018, couverture

«Dans ces cas-là, le jeune homme qui allait jadis au théâtre rencontre le journaliste qu’il est devenu. Après un moment plus ou moins de flottement, de timidité, d’approche, le premier communique au second sa spontanéité, son incertitude, sa virginité, puis il quitte la salle pour que l’autre, stylo en main, puisse reprendre son activité et, malheureusement, son sérieux» (p. 11).

«Il ne faudrait jamais regarder la télé avant d’aller se coucher, me suis-je dit, ça pèse autant que des draps sales sur la conscience et l’estomac» (p. 29).

«Louis Farrakhan, le dirigeant noir de Nation of Islam, était d’un chic et d’un mépris complets» (p. 36).

«Plus tard, entre les blocs et les soins, entre la morphine et les insomnies, je me suis souvent fait le récit dérivant de cet entretien» (p. 45).

«Il y a eu encore des balles, des secondes, des “Allah Akbar !”» (p. 79).

«Je l’ai senti soudain presque au-dessus de moi et j’ai fermé les yeux, les ai rouverts aussitôt, comme si, pour voir quelques bouts de son corps et la suite de l’histoire, j’étais prêt à prendre le risque d’en subir la fin : c’était plus fort que moi» (p. 79).

«Des souvenirs remontaient en surface et en désordre, déformés, hors d’usage, parfois même non identifiables, mais d’une présence ferme» (p. 93).

«Si je mordais dans un pomme, mes dents allaient tomber et les champs de pommier disparaître, jusqu’à ce qu’un rayon de soleil — ou le sourire d’une infirmière, ou le vers d’un poète, ou un air de Chet Baker qui, lui aussi, maintenant que j’y pense, avait perdu d’un coup la plupart de ses dents — rétablisse la mâchoire, la lumière, le verger et l’horizon» (p. 135).

«J’avais cinquante et un ans et un trou dans la mâchoire. J’avais sept ans et la nuit arrivait» (p. 172).

«La peluche, je m’en suis souvenu soudain, était un écureuil, charmant petit rongeur qui n’est fait que pour évoquer l’automne, les arbres, un plumeau et sa propre disparition» (p. 186).

«Nous étions là, dans cette petite chambre, comme au fond du ventre d’une baleine, elle avec sa vie coupée, moi avec mon visage défait, suspendus entre les drames, et elle n’allait changer ni de situation ni de caractère sous prétexte que je devais changer de mâchoire et de vie» (p. 187-188).

«Ils n’avaient pas exterminé les Juifs. Ils n’avaient pas les arbitres dans leurs mains. Ils ne répandaient pas leurs ventres et leurs cris sur les plages espagnoles» (p. 189-190).

«Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie au-delà desquelles mon ticket n’est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié» (p. 204).

«son mari a perdu une jambe et son autonomie à la suite d’un accident opératoire» (p. 280).

«Je somnolais, abruti par l’émotion et les médicaments» (p. 323).

«Corinne était pétrifiée dans sa blouse, les pieds dans le jaune, pâle comme une morte. Une minute a passé, je continuais à vomir sur son silence et sur son immobilité, tout en la regardant et en me demandant : mais d’où vient tout ce jaune ?» (p. 397)

«Il faisait chaud, le temps s’arrêtait, pour mes amis comme pour moi, et, quand ils repartaient dans la nuit, épuisé je regagnais ma petite chambre, ma vaseline, mon somnifère, ma brosse à dents ultra-souple et ma vue particulière sur le dôme du tombeau» (p. 406-407).

«C’était donc à moi de mettre ce petit tube dans le cul et d’attendre quelques minutes son effet. Une fois le produit lâché, c’est très long, quelques minutes; c’est une éternité. On la parcourt comme un supplément de douleur et un défi, qu’on relève parce qu’on veut en sortir. J’ai fini par courir vers la cuvette et la libération, avec un peu d’espace sur le timing recommandé. Deux heures plus tard, j’arrivais au théâtre, aussi fier que Pompée après une victoire» (p. 448).

«Je lui aurais volontiers donné du lait, un baiser ou un sourire; mais je ne pouvais ni embrasser ni sourire, et préférait le vin» (p. 475).

Philippe Lançon, le Lambeau, Paris, Gallimard, 2018, 509 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

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