«Les lettres d’une personne sont sacrées…»
Les romans de Georges Simenon évoquent très fréquemment diverses formes de l’épistolaire : lettres (anonymes ou pas, de menaces, de démission, d’amour…), télégrammes, pneumatiques, notes, cartes postales, courrier judiciaire, lettres aux journaux, etc. Certains sont adressés, par exemple Lettre à mon juge (1947). D’autres contiennent d’étonnants échanges écrits : le Chat (1967). La situation dans Maigret et les vieillards (1960) est différente.
Armand de Saint-Hilaire aime Isabelle (Isi) de V. Il a beau être comte, il est désargenté : ils ne peuvent s’épouser. Il restera célibataire, pas elle : elle donnera un fils à son mari, le prince de V., avec qui elle a fait un mariage de convenance. Le comte et la princesse seront néanmoins amoureux pendant presque cinquante ans, jusqu’au moment de la mort, évidemment violente, de l’ancien diplomate, dans son appartement de la rue Saint-Dominique. Comment sait-on qu’ils n’ont jamais cessé de s’aimer ? Parce qu’ils ont échangé des milliers de lettres, envoyées souvent quotidiennement, précieusement conservées, dans la chambre à coucher d’Armand de Saint-Hilaire (p. 743) ou dans son bureau (p. 755), et rassemblées en liasses datées (p. 755). Ils habitaient «à cinq minutes de marche» l’un de l’autre (p. 758), mais sans jamais se voir, sinon de loin : ils ne sont unis que par la poste et que par une intermédiaire dévouée, la vieille servante Jaquette (p. 772, p. 792). Ils espéraient se marier à la mort du prince; cela ne se fera pas.
Le commissaire Maigret, qui enquête sur le crime, ne sait trop quoi faire de ces lettres, dont l’existence est connue de la famille du prince de V. (p. 758, p. 765, p. 791), de l’aristocratie parisienne (p. 755, p. 811) et de «tout le monde» au ministère des Affaires étrangères (p. 743, p. 755). Comment aborder cette «légende» (p. 795, p. 822), cette «sorte d’amour mystique» (p. 799) ou «platonique» (p. 807, p. 812, p. 826) ? Malgré les protestations de Jaquette («C’est de la correspondance privée», p. 763; «Cela ne devrait pas être permis, après la mort des gens, de fouiller leur correspondance», p. 774) et du neveu d’Armand de Saint-Hilaire (p. 787), il lit quelques lettres et il est partagé entre un refus spontané (p. 765-766) et un attachement auquel il ne s’attendait pas (p. 767). Il ne considère pas les lettres d’Isi, ces «lettres enfantines» (p. 812), comme des lettres d’amour : «La jeune fille qui les avait écrites racontait, dans un style assez vif, les menus événements de sa propre vie et de la vie parisienne» (p. 757); «Elle racontait avec complaisance et vivacité les menus événements qui meublaient ses journées et décrivait assez spirituellement les gens qu’elle rencontrait» (p. 765). Il semble que cela puisse aussi s’appliquer à ses lettres à lui : «Voyez-vous, pendant cinquante ans, j’ai été habituée à vivre en pensée avec lui. Je savais ce qu’il faisait à chaque heure de la journée» (p. 791), bien qu’il ait fait preuve d’un souci de la forme : «Il écrivait fort bien, avec vivacité, un peu comme le cardinal de Retz», note un petit-fils d’Isabelle, normalien de son état (p. 822). Dans ces lettres proches du journal intime, les amoureux se vouvoient et ne paraissent rien se cacher.
À la fin du roman, l’énigme résolue, Isi seule, une question demeure : qu’adviendra-t-il de cette double offrande amoureuse ?
Référence
Simenon, Georges, Maigret et les vieillards, dans les Essentiels de Maigret, Paris, Omnibus, coll. «Tout Simenon», 2011, p. 733-832, p. 743. Présentation de Benoît Denis. Édition originale : 1960.
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