Soit la phrase suivante, tirée du livre récent de William S. Messier, le Basketball et ses fondamentaux :
Le vendredi de la première semaine, un petit groupe des comptes recevables et quelques étranges des services informatiques et de la comptabilité nous ont invités à prendre un verre au Pub McIntosh, à Granby (p. 65).
Étranges peut donc être, au Québec, un substantif désignant une personne. Il renvoie à quelqu’un de différent de soi : les gens «des services informatiques et de la comptabilité» ne sont pas comme ceux «des comptes recevables».
L’étrange peut être (relativement) proche, comme chez Messier, ou il peut venir de loin (c’est un immigrant). C’est le cas chez Michael Delisle, dans Tiroir no 24 (2010) :
De toute façon mon idée est faite. Je passerai pas l’été ici-d’dans. Ça va assez mal de même sans qu’on commence à se faire souffler la clientèle. Par des étranges par-dessus le marché ! (p. 56)
Cet étrange-là est belge.
Pareille utilisation d’étrange est-elle propre au français du Québec ? En français moderne, probablement. En français ancien, non. On la trouve par exemple dans la littérature poissarde, en l’occurrence dans les Lettres de la Grenouillère, le roman épistolaire de Vadé (1749) :
Jarny ! que j’étois aise d’être content en mangeant ste salade aveuc vous, Maneselle, de chicorée sauvage, il me semblit que je grugeois du sellery, tant vos yeux me donnont des échauffaisons; j’ai dansé nous deux vote mère; mais alle n’danse pas si ben qu’vous. Alle vouloit pourtant dire que si, moi j’nay pas voulu ly dire qu’non, parce qu’alle n’est pas une étrange, mais vous qu’avez une téribe grâce quand vous dansez l’allemande (éd. de 1983, p. 377).
Vadé, Delisle, Messier : même combat.
Références
Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.
Messier, William S., le Basketball et ses fondamentaux. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 12, 2017, 239 p.
Vadé, Lettres de la Grenouillère entre M. Jérôme Dubois pêcheux du Gros-Caillou et Mlle Nanette Dubut blanchisseuse de linge fin, dans Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne et autres romans d’amour par lettres, textes établis, présentés et annotés par Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon, Paris, GF-Flammarion, coll. «GF», 379, 1983, 403 p., p. 365-396.
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Désolé, ça n’a aucun rapport, mais je ne peux m’empêcher de faire remarquer que «j’étois aise d’être content» est très similaire à l’expression moderne (et ironique) «content d’être heureux».